La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
Son regard exigeant et libre parcourait les arts passés et présents,
l'image et le langage,
dans des travaux inédits et de qualité.

Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

mercredi 15 décembre 2010

Sur les chances d’un renouveau de la radicalité avant-gardiste

Wassili Kandinsky, Etude pour la composition VII (DR)
Par Pascal Rousse


Est-il possible que l'art se renouvelle? Résolument, oui. Il n'est qu'à risquer un choix d'existence: suivre sa "nécessité intérieure", selon l'expression de Kandinsky.



« Pour moi, le mot “professionnel” est presque une insulte. Les artistes devraient pouvoir assumer le fait que c’est un choix existentiel de faire de l’art, et ils devraient nous montrer à chaque instant qu’on le fait pour vivre de manière totalement différente. L’art offre un angle d’attaque sur la vie très différent. Sans cela, c’est mon curé chez les riches. On n’est quand même pas là pour être des professionnels ! »
Bertrand Lavier (« Entretien avec Bertrand Lavier », par Jean-Max Colard, revue 02, n° 33, printemps 2005, p. 17)

L’art contemporain, en tant que notion institutionnelle entée sur la déconstruction de la « croyance en l’Art », semble animé d’une dynamique négative, aggravée par le développement hégémonique des industries culturelles. C’est comme une sorte de contre-dépendance, à l’égard de l’histoire de l’art et des attentes du public, qui semble cultiver le contradictoire, voire l’inconséquent et le déceptif. Or, ce qu’on appelle là art contemporain est une fonction interne de la « démocratie », participant de son « idéologie coutumière », informulée mais cohérente. L’occultation de toute extériorité, donc de la transcendance, donne au Système sa force de contrainte sur les consciences et tisse un filet d’interdépendances matérielles, sociales, politiques plaçant le sujet dans des situations de dilemme insoluble qui paralysent la conscience éthique. Comme dans toute organisation criminelle, les agents sont liés par un pacte de mort.

Mais, de même que les œuvres plastiques, les écrits avant-gardistes n’obéissent point aux principes logiques de non-contradiction et de tiers exclu. Leur hétérogénéité constitutive assemble des récits, des jugements esthétiques, éthiques, du spirituel, de l’humour. Ils usent avec art du langage approximatif pour indiquer ce qui est d’ordre nouménal, suprasensible. Si les artistes s’appuient sur les conditions de possibilité qu’ils trouvent à leur époque, ayant contribué à former leur sensibilité, il n’en reste pas moins que le fonctionnement de leur pratique conduit à en rencontrer les limites, à éprouver leur subjectivité au-delà des bornes de la culture. Il s’agit de sortir de la caverne. C’est un état d’exception. Certes, il y a là un jeu de l’individu avec les institutions qui lui ont permis de s’affranchir des liens traditionnels. Mais la légitimité même de ces institutions ne tient-elle pas à ce qu’elles doivent réellement soutenir l’autonomie de la personne ?
Le caractère dé-lié, qui fait de la pratique artistique la chose potentiellement la plus gratuite, la plus libre qui soit, ouvre en principe tous les droits à l’inspiration, à l’intuition pure, à ce que Kandinsky appelle l’expression de la nécessité intérieure. Or, quand nos « démocraties » confondent égalité et refus de l’altérité, ce « droit » est avec constance entravé, marginalisé et exténué par l’emprise croissante d’un capitalisme culturel, qui a occupé l’espace laissé vacant par les mécènes humanistes. Sous la pression de groupes d’opinion, le spirituel artistique tend à perdre ses espaces autonomes de diffusion, même confidentiels, et se voit tourné en dérision. Le repli romantique dans la génialité d’un trop grand nombre de créateurs aura fait le reste, si bien qu’ils se sont trouvés compromis eux-mêmes, faute d’avoir su échapper à cette situation de dépendance. Cela tient en effet à la situation moderne, où le rapport entre œuvre et public joue le rôle prépondérant, qui s’avère un véritable piège lorsque les cercles d’amateurs éclairés et de pairs deviennent insuffisants et que l’isolement s’accroit.

Aujourd’hui, le mécanisme de la dépendance sociale paraît si efficace que le choix de la marginalité et de la pauvreté devient un obstacle à la création, car l’isolement rend cette condition trop destructrice quand les espaces viables échappant à la normalisation sociale s’évanouissent. Si bien que les efforts pour les reconquérir ou les préserver tendent à épuiser toutes les énergies créatives. André Breton le prévoyait déjà, après la deuxième guerre mondiale, dans les années cinquante. Il voyait la fin de la période des avant-gardes radicales, cet interrègne entre l’agonie du paradigme humaniste et l’hégémonie capitaliste, laquelle n’est plus qu’une autre forme d’oppression et de servitude volontaire. Tous les artistes partagent maintenant avec l’individu de masse la même raréfaction drastique des conditions de l’expérience. L’extériorité du réel, la valeur éthique de la pauvreté et de l’héroïcité, les structures traditionnelles de solidarité sont sans relâche sapés par le totalitarisme économiste, si bien qu’aucune alternative ne semble possible. La montée des irrationalismes de toutes sortes se fomente dans la subculture des industries culturelles, prétexte commode aux prétentions normatives de la technoscience. Il est d’ailleurs symptomatique que la recherche scientifique fondamentale subisse elle-même les attaques de la morale comptable, et tende à partager le sort de la création artistique.
Selon Philippe Sers, l’art est un lieu de connaissance qui prend le relais du concept sur le plan de l’expérience. À travers l’expérience artistique, expérience vitale dont l’œuvre est une trace, une autre connaissance véridique se présente. La clé de cette connaissance est aussi un moyen de vérification : c’est l’évaluation intérieure, dans la solitude, dans une situation de choix qui engage la valeur sur le plan concret de l’existence. Ce chemin de connaissance implique donc une architectonique de la liberté, de la vérité et de la justice dans la construction de la personne. L’individu ne saurait se soustraire toujours au défi existentiel, où toute garantie extérieure à sa propre responsabilité est suspendue. La construction de la personne est la condition du concept de liberté, qui ne peut plus être seulement du peuple, de la nation ou de la circulation des biens et des individus solvables. Il s’agit de l’être autonome, capable de relation à autrui. Levinas concevait cette relation sans médiation, mais il affirmait la nécessité du moi : si je laisse écraser par l’autre mon soi-même, il n’y a plus d’altérité. Or, la pratique artistique (non l’œuvre en tant qu’objet) est le modèle réflexif pour la sensibilité de la construction de ce moi autonome et orienté vers l’autre : la personne douée de jugement. Mais, selon René Girard, nous traversons une crise mimétique, où le social et le politique tendent à fusionner, où les espaces de sens s’effritent entre des individus atomisés, où les repères, y compris le temps, tendent à l’indifférencié. Les individus font des efforts désespérés pour se forger une identité exclusive, mais le conflit des envies engendre au contraire le triomphe du même. Car, dans les limites de l’immanence, le nouveau n’est qu’illusion, ne tenant son prestige que de l’ignorance et de l’amnésie. Voilà présentés l’avant-garde radicale et son double : d’une part, un projet de construction de la personne dans l’exercice de l’évaluation intérieure et, d’autre part, la fausse alternative de la norme et de la transgression dans l’espace mimétique de la guerre de tous contre tous. Mais rien n’existe sans conflit. Le lénifiant consumériste n’est évidemment qu’un leurre, puisque la seule individualité reconnue alors doit être immature, sans personnalité autonome, narcissique, dépendante d’excitations programmées et attendues : un étant privé de jugement. Cette société est structurellement dans l’incapacité de reconnaître en vérité la réalité et la nécessité de la personne, laquelle n’aura jamais de commune mesure avec l’« individu rationnel » né de l’expulsion de la transcendance et du pessimisme anthropologique. Or, le concept d’autonomie constitue précisément l’apport philosophique et éthique des avant-gardes artistiques radicales, qui sortent de l’ère romantique, dernier moment où les arts plastiques et la musique furent subordonnés au discours.

Au-delà des espoirs déçus dans les vertus grégaires prêtées à l’art, il y a lieu de le redéfinir comme une quête de la création, témoignant du désir d’autonomie de la personne. La situation est la même pour tous : il s’agit d’inventer et de redéfinir constamment les règles et l’organisation de sa vie, dans l’accueil de toutes les formes de l’altérité qui témoignent de l’indéterminé. Même si le soi du sujet est désormais problématique, soumis à une déprise permanente, il demeure le point de départ de toute relation possible. Cela vaut également pour une communauté. La « tradition du nouveau » doit sa légitimation au modèle des ruptures épistémologiques et de la falsifiabilité de tout système hypothético-déductif ; mais son inconsistance tient à la séparation entre art et science, art et connaissance et donc à son caractère non falsifiable. Symétriquement, la science tend à perdre sa légitimité car elle ne peut être source de valeurs monétaires. En revanche, la création artistique et l’utopie, en tant que méthodes d’anticipation des possibles, relèvent d’une vérification philosophique et éthique, engagée dans la valeur artistique. Enfin, la question de l’organisation (Rodtchenko disait que « l’artiste est celui qui organise sa vie »), de la communauté, se pose à partir du moment où l’on admet que l’activité artistique est susceptible de présenter des apports cognitifs authentiques et non seulement leur traduction dans le sensible. Si l’on reconnaît en effet que la pratique artistique a une valeur heuristique, quel doit être son mode d’organisation ? Y en a-t-il un seul ? Doit-on maintenir, comme aujourd’hui, l’idée de singularité absolue de la démarche, indexée cependant à l’histoire de l’art ? Doit-on imaginer des laboratoires ? Les écoles sont-elles les lieux pertinents de la validation par les pairs ? Les musées, les communautés ? Ce qui demeure à envisager, c’est bien la possibilité d’un paradigme de l’expérience artistique et non seulement esthétique.

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