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Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

lundi 6 décembre 2010

Elena Schwarz, la liturgie cosmique

Par Tatiana Goritcheva
trad. d'Arina Kouznetsova




Un tour d'horizon dans l'oeuvre d'Elena Schwarz, une des plus grandes poétesses russes des dernières décennies.




Elena Schwarz (1948-2010), poète, fut une des figures de proue de la culture clandestine des années soixante-dix en URSS. Comme beaucoup d’autres néophytes chrétiens, Elena Schwarz est née à la période-charnière entre le nihilisme radical et l’extinction de l’idéologie communiste. La conception du monde soviétique était en train de s’effacer. Le marxisme-léninisme avait coûté trop cher au peuple russe. Dans le vide de l’athéisme stérile, tout appel à Dieu (souvent inattendu, sans aucune motivation extérieure) a été considéré comme un miracle, comme un don immérité.
Elena Schwarz n’appartenait à aucun mouvement dissident ou politique. Sa révolte n’était pas de nature terrestre. Elle créait et vivait à un autre niveau de l’existence. L’économie, la politique, l’esthétique, la vie quotidienne avec ses soucis étaient trop petits par rapport à ces dimensions très peu réelles. L’essentiel, « la seule chose » évangélique, devient sa rencontre avec Dieu et l’obéissance totale à sa volonté.

Tous ceux qui sont nés aux temps sourds
À demi étranglés, maladifs,
Ils ont ouvert eux-mêmes leur gorge pour pouvoir chanter,
Ils ont lavé leurs yeux dans les ondes célestes…
Bourliouk, 1974.

La mort et le désert se transforment soudainement en une vie céleste. Le paradoxal, le contradictoire sont propres à sa poésie au plus haut degré. Elle écrit qu’elle se sent être « l’entonnoir après l’explosion ». Sa poésie, mystique et séditieuse à la fois, reste toujours une tentation, pour les chrétiens comme pour les athées : elle est inspirée des persécutés et des incompris. Sa lutte contre Dieu n’est pas de l’athéisme, ce n’est pas l’orgueil d’un petit « moi-je » non plus. Au contraire, c’est la preuve de la proximité de Dieu et de l’élection. Si la quintessence du mystique pour Maître Eckhart est « la rose sur la neige », chez Elena Schwarz ce sont « les cyclamens dans la neige ». Elle était mystique et poète aussi dans la vie, et sa vie même représente la folie en Christ, tantôt manifeste, tantôt cachée. Dans sa forme la plus atténuée, cela s’exprime dans son intérêt pour le bouddhisme zen. Ce qui la rebute le plus au monde, c’est l’ennui et l’inertie de l’existence bourgeoise et aisée.
On ne publiait pas ses livres, on interdisait ses soirées poétiques, mais cela n’était pas lié au fait qu’elle était antisoviétique, parce que dans le cas contraire, comme l’a fait remarquer le critique littéraire Iakov Lourié « il aurait fallu interdire de publier tous les autres, car tout le monde aurait vu la différence ».
L’archétype de la conscience mystique, c’est la fusion du Néant et de Dieu, comme il l’était aussi chez les mystiques de l’Occident – Suso, Eckhart, saint Jean de la Croix. Comme l’a dit une autre poétesse russe, Olga Sédakova, elle portait dans son cœur « una antica fiamma », un feu ancien, comme tous les grands poètes et mystiques. Cela se manifeste aussi (et peut-être à un degré encore plus élevé) chez les mystiques de l’Orient. À l’âge de cinquante ans, Elena Schwarz s’est fait baptiser par un prêtre orthodoxe.
La tradition de l’église orientale est pénétrée par l’idée de l’apophase. Le nom même de la poétesse, Elena Schwarz (noir en allemand), l’indique merveilleusement ; elle est souvent plongée dans la nuit, mais à travers l’obscurité et la douleur surgissent la Lumière et la Joie.
Depuis longtemps on a remarqué que la vie mystique féminine est aussi celle du corps. « Les femmes saintes gesticulent par leur corporéité », disait Kierkegaard. « Oh Dieu, tu te promène au milieu de ce monde vivant comme dans ton propre ventre » (Bourliouk, 1974). Dans la poésie de Schwarz, on ne trouvera pas de froideur ni d’abstractions : tout est physiologique à l’extrême, le corps est spirituel, l’esprit est corporel. Son sacrifice à Dieu est joyeux. C’est un véritable sacrifice pourtant, car Schwarz ne le remarque même pas, il est naturel et fait partie de sa personne. C’est pour cela qu’elle dit qu’elle ressent en elle « la force pour les tortures à venir » (Élégies aux points cardinaux, 1978).
La compassion pour toute la création, la communion avec le Tout de l’univers, la participation à la liturgie cosmique, telles sont les qualités inaliénables des mystiques orientaux. Chez Schwarz, « le cœur charitable » (expression de saint Isaac le Syrien) est plein de pitié pour chaque créature, pour les animaux, les oiseaux, les serpents et même pour les démons. De façon très continue et comme une sorte de défi, Schwarz partage la doctrine des Pères orientaux, tels saint Grégoire de Nysse et les théologiens modernes Vladimir Losski et Olivier Clément, sur le salut de tous. Même les démons dans ses poèmes peuvent être pieux. Un petit démon qui s’appelle Théophile, le personnage du poème « Lavinia » (1984), chante même dans un choral, s’applique plus que tous les autres, aspire à renier le diable… Plus on est petit et méprisable, plus l’on est proche de Dieu.
Dans cette optique inversée, le poète se sent uni avec les animaux. Les animaux souffrent plus que les êtres humains, leurs souffrances sont injustifiées, inexplicables, et, par conséquent, elles se redoublent.
Les animaux peuvent nous servir d’exemple : « Oh, crie comme une mouette, et tu obtiens l’humilité ! » (Élégies aux points cardinaux, 1978). Les animaux sont libres de toute censure de la raison bornée, ils ressentent, aiment, souffrent plus que les humains. Leur obéissance à Dieu est absolue. Les oiseaux, par exemple, sont vus par le poète comme « les croix pectorales de Dieu ». Les anges gardiens dans ces poèmes sont aussi des animaux : Lion et Loup. La poétesse elle-même s’associe souvent avec les bêtes, elle dit qu’on porte en soi « tant d’espèces oubliées » (« L’escalier aux marches troués », 1978). Le poème « Le Moineau » (1982) est très représentatif en ce sens : « Celui qui s’est battu contre Jacob, est-ce qu’il se battra contre moi aussi ? ça m’est égal, je t’appelle au combat honnête !... Je te répondrai avec mon bec, mon cri, tout mon être, même si je suis petit et gris. Un homme pour un autre homme, ce n’est qu’une aventure. Dieu des Forces, l’homme est ta mesure d’effort. » Ici, on est face à la relation directe et forcée avec Dieu, une rencontre immédiate, comme celle des prophètes.
L’essence de la théologie de Schwarz s’exprime parfaitement dans le livre de poèmes David dansant (1978). « Oh, David dansant, et je suis avec toi ! Je m’envolerai comme une colombe, et les branches, les nouvelles, tomberont dans mon bec ! Ce n’est pas une pierre, mais un petit oiseau furieux, parce que Toi, Tu es le Créateur, Dieu de l’audace… Les mots ont ébouilli jusqu’au sel… Crépitez, mes cheveux, tintez, mes os, jetez-moi dans le feu comme un fagot pour Dieu. » Dans ce poème, l’essentiel est dit : « Vous êtes sel de la terre », mais aussi, « vous êtes la balayure de cette terre ». C’est uniquement de cette façon, en réunissant l’inassociable, que la déification devient possible. Dieu seul a souffert véritablement, lui seul a ressenti la vraie douleur. Nous ne pouvons que remercier. « Oh Seigneur, permets-moi de calmer ta douleur. Nous n’avons jamais mal, ne connaissons pas de supplices, et ces montagnes, ces ondes et cette terre nous les appelons comme autrefois, l’Eden. » Elena Schwarz reproduit le paradigme de Maître Eckhart : « Il n’y a aucune différence entre un démon et un ange. Seulement, si le démon se trouve au paradis, il croit qu’il est en enfer ; un ange, au contraire, en se trouvant en enfer, croit qu’il est au paradis. »

(Article publié dans le numéro 1 de la Nuit Etoilée, dans le dossier "Nature et création")

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