La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
Son regard exigeant et libre parcourait les arts passés et présents,
l'image et le langage,
dans des travaux inédits et de qualité.

Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

mercredi 15 décembre 2010

"Je crois aux nuits." Autour du poème de Rilke



Rilke sur son canapé, aquarelle de Baladine Klossowska, 1922.
par Dorothée Sers-Hermann

Le quotidien se transcende sous l'oeil du poète contemplatif. La nuit se fait claire... Un clin d'oeil au titre de la revue...


Rainer Maria Rilke écrit le Livre d’heures en 1899. La première partie de ce recueil, Le livre de la vie monastique, concentre des réflexions sur le rapport de l’homme méditant au monde. Bien plus qu’un exercice de style voulant traduire l’état intérieur d’un moine priant, Rilke y décrit le travail quotidien, les pensées fugitives d’un regardant, d’un voyant : en bref, l’état d’esprit du contemplatif. On est dans l’esprit du poète, qui se situe au cœur du visible, voyant les « orbes » des mondes se déployer autour de lui et doutant d’en atteindre l’ultime, celui qui mène à Dieu et à la connaissance de l’infini – on pense ici aux émanations de Plotin.
À l’écart, le personnage médite ; l’heure du présent est la plus importante, celle où se concentre le saisissement de la « forme du jour ». « Rien ne m’est trop petit », dit le poète ; dans chaque événement, chaque parcelle de quotidienneté se trouve la transcendance, le reflet de Dieu.
Recréer le monde, devenir point de vue, tenter de connaître la divinité, l’idéal, par une intuition de familiarité avec ces entités, sacraliser le quotidien pour en tirer la substantifique moelle : voilà la vocation artistique. Le poète se met à la disposition de ce qui l’entoure, dans un rôle de témoin immobile. On voit ici le rapport entre la démarche artistique et l’appel à la sainteté que nous recevons tous – appel à la sainteté qui s’identifie à l’appel de sagesse énoncé dans la philosophie antique. 

L’heure alors s’incline et m’effleure
de son gong métallique et clair ;
tous mes sens vibrent. Je sens : je puis…
et je saisis la forme du jour.

Rien n’était accompli avant que je le visse,
tout devenir demeurait en suspens.
Mes yeux sont mûrs et, telle une épousée,
vient à chacun la chose qu’il désire.

Rien ne m’est trop petit, mais je l’aime
et l’enlumine, immense sur fond d’or,
je le tends en offrande, et je ne sais de qui
l’âme ainsi se libère.

*
Je vis ma vie en orbes grandissants
qui tournoient au-dessus des choses.
Sans doute ne pourrai-je accomplir le dernier,
mais je veux le tenter.

Je tourne autour de Dieu, je tourne autour
de cette antique tour depuis des millénaires ;
et je ne sais encore : suis-je tempête, autour,
ou un immense chant.

J’aime les heures sombres de mon être
où s’approfondissent mes sens ;
j’ai trouvé en elles, comme en de vieilles lettres,
mon quotidien déjà vécu,
vaste et surmonté, comme une légende.
Elles m’apprennent que je possède
l’espace suffisant pour une vie seconde
et large et hors du temps.

Et parfois je suis comme l’arbre
qui, mûr et bruissant, accomplit sur la tombe
le rêve que l’enfant d’autrefois
(que ses chaudes racines enserrent)
perdit dans les tristesses et les chants.
*
Qu’un jour, un seul, se fasse le silence.
Que le fortuit et l’imprécis
se taisent, et les rires d’autrui,
que le bruissement de mes sens
ne m’empêche plus de vieillir…

Je pourrais alors en pensée multiforme
te penser jusques à tes bords,
te posséder (serait-ce le temps d’un sourire),
à toute existence t’offrir
comme un remerciement.
*
Je vis, alors que part le siècle.
On sent le vent d’une grande page
que Dieu et toi et moi avons écrite,
et que tourne là-haut une main étrangère.

On sent l’éclat d’une nouvelle page
où tout encor peut devenir.

Les forces impassibles mesurent leur ampleur,
et s’interrogent d’un air sombre.
*
Obscurité d’où je naquis,
je t’aime plus que cette flamme
qui limite le monde
en éclairant
quelque orbe
hors duquel nul ne la connaît.

Mais l’obscurité retient tout :
les formes et les flammes, les bêtes et moi-même,
tels qu’elle s’en saisit,
les êtres, les puissances…

Et il se peut que quelque grande force
Se meuve à mes côtés.

Je crois aux nuits.
Rainer Maria Rilke, Le livre de la vie monastique (extraits)

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