La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
Son regard exigeant et libre parcourait les arts passés et présents,
l'image et le langage,
dans des travaux inédits et de qualité.

Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

lundi 6 juin 2011

D'une cité à l'autre

Par Camille Rio

Heureux ceux qui sont morts pour les cités
                                                          charnelles
Car elles sont le corps de la cité de Dieu […]
Car elles sont l’image et le commencement
Et le corps et l’essai de la maison de Dieu.

Charles Péguy (1)

Cette petite tribune est pour moi l’occasion de satisfaire à une double dette, contractée voilà bientôt dix ans auprès de Charles Péguy. C’est par la fréquentation assidue de son oeuvre que le jeune crétin que j’étais alors est devenu ensemble et français, et chrétien. Les trois épais volumes de la Pléiade ont été pour moi à la fois manuel d’éducation civique et catéchisme (et je pense que ces deux aspects de l’oeuvre de Péguy ont en effet partie liée). On connaît habituellement Charles Péguy comme polémiste, poète ou théoricien de l’histoire, comme auteur chrétien surtout. On oublie trop souvent qu’en plus d’avoir été un écrivain mystique, il a été aussi un théoricien politique extrêmement original. Mon hypothèse est que sa réflexion politique a été le moteur principal de sa conversion religieuse, et que la religion de Péguy est essentiellement politique.
Ses premières oeuvres d’importance, « La cité socialiste et la cité harmonieuse » (Marcel) sont des utopies où Péguy essaie de composer l’architecture d’une cité qui fasse droit ensemble à la communauté et à l’individu. C’est qu’il y a chez Péguy un fond d’anarchisme, d’individualisme outré, qui doit composer avec une aspiration tout aussi forte à la communauté, au collectif (que l’on relise ses pages sur la camaraderie ou la communion des saints).
L’utopie de sa « cité harmonieuse » veut dépasser la tragique dialectique moderne des deux corps, du corps social et du corps individuel. C’est cette inquiétude fondamentale qui court tout au long de son oeuvre, de la première « cité harmonieuse » à cette grande fresque poétique qu’est la dernière Ève. Son investissement auprès des socialistes lors de l’affaire Dreyfus rend patent l’échec de l’utopie: le pragmatisme du parti n’a que faire des chimères du petit normalien. « Tout ce qui a commencé en mystique finit en politique » : on connaît la formule désabusée de Notre jeunesse. Péguy s’attache plutôt à passer le politique en mystique, à étroitement les associer, à raciner le mystique dans une politique, à passer une idée dans une matière, bref à incarner un esprit dans un corps. Tout son patriotisme est là, et tout son christianisme. C’est le dogme de l’Incarnation, on le sait, qui constitue pour Péguy le point focal du christianisme (mécanisme qui est à la source des interminables développements d’Ève). L’originalité de sa pensée politique consiste en fait dans le déplacement du dogme religieux de l’incarnation à une réalité politique : la patrie. Or, pour l’incarnation comme pour la politique, le lieu de cette association du spirituel et du temporel, c’est le corps. C’est le corps déjà qui était le maître étalon de la « cité harmonieuse », c’est le corps encore qui constitue comme le modèle de la patrie (« corps de peuple », « peuple-corps »), c’est le corps enfin, corps de Jésus, qui est au coeur de son anthropologie. Trois corps : corps social, corps mystique, corps eucharistique ; corps interchangeables, dont les propriétés mystérieusement communiquent. « Communication des propriétés » entre la patrie et le Corps mystique : Péguy semble verser dans un constantinisme de chrétienté.
Des quelques bribes du catéchisme de son enfance, Péguy restera fasciné toujours par ces siècles de chrétienté, et par la formidable cohésion temporelle et spirituelle que symbolise à ses yeux cette « commune » chrétienne primitive qu’est la paroisse. Péguy veut voir dans la patrie une paroisse en grand, la France comme un village serré contre son clocher. Est-elle possible encore, en ce début de XXIe siècle, cette chrétienté ? évidemment non ! et le Péguy laïque d’ailleurs s’y refuse. Aussi déplace-t-il la « cité harmonieuse » du siècle au royaume eschatologique. On connaît les extraits fameux du Porche du mystère de la seconde vertu : le christianisme de Péguy s’est construit sous la conduite de la petite fille Espérance. La « cité harmonieuse » est une utopie (εύ-τοπος : le
lieu qui n’est pas), mais une utopie réalisée déjà en espérance. Cet au-delà du politique n’entraîne nullement de rejet de l’action politique : c’est ici et maintenant que se construit, comme « commencement » et « essai », la cité de Dieu. Heureux sont-ils donc, ceux qui meurent pour les cités charnelles, car il complètent en leur chair ce qui manque au corps de la cité de Dieu. Péguy touchera aux portes de la cité harmonieuse quelques mois plus tard, mort dans une étreinte d’honneur pour sa cité charnelle.

Charles Péguy, Ève, in Oeuvres poétiques complètes, Paris, Gallimard, coll.
« Pléiade », p. 1027.

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