La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
Son regard exigeant et libre parcourait les arts passés et présents,
l'image et le langage,
dans des travaux inédits et de qualité.

Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

lundi 6 juin 2011

La tempérance française


Leon Prudovsky 2012 (DR)

Par Dorothée Sers-Hermann

La tempérance est contenue dans ce fameux « ni trop, ni trop peu » qui guide nos arts, nos vies, nos constructions et nos jardins. Elle est une des vertus de l'identité française, et place la raison et le bon sens comme contrepoids des excès que le pays peut connaître...

En hiver, les statues immaculées morcelant les allées de Versailles sont emmaillotées dans d’épais sacs de jute. La promenade est presque difficile ; tout est dénudé, il fait froid. Mais que revienne le printemps, et la magnifique envergure des jardins de Le nôtre, les jets d’eau des fontaines, les bois parfumés reviennent à la vie, cinglants dans leur beauté ordonnée, dans leur majesté, et transportant nos coeurs de beauté.
Dans les temps de crise, nous plongeons dans ces hivers, où les grandes lignes restent magnifiquement tracées, presque glacées dans leur architecture monumentale, sans pourtant être ornées de la touche mettant au point l’ensemble. Un brouillard, une petite pluie, viennent dissuader de venir voir ; alors l’on oublie, pour un temps, que Versailles existe.

Une crise de sens
Parler de la France n’est pas chose aisée ; surtout en ces temps d’hiver. Le point de vue est difficile à choisir, tant ses facettes sont innombrables. Il y a les provinces et leurs histoires… autant de campagnes et de villes qui font de la France la première destination touristique mondiale. Il y a aussi la culture des francophones, qui seraient 220 millions (hors analphabètes) de par le monde. En ce qui concerne leurs idées, les Français ont développé tout un ensemble spécifique, véhiculé par les artistes, les artisans, paysans, bourgeois et ouvriers, en bref tout ce « petit peuple », qui semble disparaître peu à peu du champ de vision apparent, mais dont on retrouve la bonté et la gentillesse dans la rue. L’esprit français, dans sa dose mesurée de fantaisie, dans son accent particulier d’équilibre, a construit un certain art de vivre renommé dans le monde entier ; un bon goût, une assise, une retenue travaillée, et de grands courants de réflexion autour du droit, de l’idéal et d’une certaine philosophie du bien vivre. Ce fort potentiel idéal, aux images d’épinal innombrables, fait de la France un pays à part.
Il n’a échappé aux yeux de personne que nous traversons une crise sans précédent au niveau de notre nation. La raison en est majoritairement économique : disparition de la petite économie au profit de grands ensembles industriels gouvernés par des actionnaires
souvent guidés par le profit, qui délocalisent à l’étranger la production matérielle ; inflation de la monnaie et chômage, avec pour conséquence la misère matérielle ; crise de la transmission des valeurs ; législation abusive ; disparition des centres névralgiques, des «places du village » ; enfin, immigration de populations pauvres, qui ont fui un destin misérable pour survivre, et qui ont pour la plupart été parquées dans d’honteux ensembles de béton, à l’écart des villes. Quant à la politique, les accointances navrantes des dirigeants avec les générateurs géants de profit que sont les banques et les holdings ont fait perdre tout crédit à la démocratie. On s’étonne d’avoir si peu de pouvoir, d’avoir à choisir toujours le moins pire. Des scandales successifs ont fait perdre la confiance du peuple en ses élites ; ces mêmes élites ont répondu par une mainmise discrète sur les médias, nouvel « opium du peuple », dont l’objectif est que les magazines et journaux, ainsi que les émissions télévisées, demeurent à un niveau le plus débilitant possible, voire manipulent certaines opinions faibles en proposant des « boucs émissaires » dans l’exacte description que René Girard en a faite (1). Les médias, guidés eux aussi par une logique de marché, ne proposent souvent à nos yeux fatigués que des « coups » médiatiques, susceptibles de faire vendre. Il y aurait beaucoup à dire sur ces sujets, mais ma compétence n’est pas politique ; ce que nous entrevoyons mal, en revanche – et j’ai été frappée par l’ineptie du débat sur l’identité nationale – c’est ce qui caractérise notre pays, ce qui fait de nous des Français.

Tour Eiffel bleue, DSH 2011 (DR)
La tempérance
L’origine du mot France est intéressante. Les guerriers germains qui envahirent cette place de la Belgique, d’une partie des Pays-Bas et du nord de la France, les Francs, furent appelés ainsi en raison du nom qu’il donnaient au territoire temporaire de leurs conquêtes : Frankon. Plus tard, « franc » sera considéré comme « libre », dans le sens de « hors du territoire romain ». J’aime à penser que cette France-là, celle qui a donné son nom à la nôtre, lui a transmis un peu de son atypisme et de sa liberté.
Mais revenons au territoire. On ne peut le laisser de côté ; il est semé de trop de beautés. La richesse extraordinairement diversifiée de notre pays, ses montagnes toutes différentes, ses fleuves bien découplés, ses plages du nord, de l’Ouest, du Sud, ses paysages à couper le souffle en font une sorte de panel de plaisirs. La situation en carrefour – entre les îles britanniques et le continent, entre pays du nord et pays du Sud – a toujours innervé de culture les routes françaises ; et notre langue, vecteur de cette culture, s’est enrichie de nombreux apports de toutes origines. L’unification linguistique ne s’est d’ailleurs faite qu’assez tard, remisant les patois anciens et la distinction (toujours véridique au demeurant) entre pays de langue d’oc et pays de langue d’oïl, au profit d’une langue française qui se voulait fer de lance de la République.
Cézanne, au cours d’une conversation avec Gasquet, remarquait que « [le peuple français] a le sens de la grandeur chevillé au corps. Chez nous en Provence, ça lui vient des Romains, ici dans le nord, des cathédrales... » Et cette situation d’oscillation, de voisinage avec des peuples très différents – et la multiplication des cultures, des opinions, a donné à mon sens ce qui caractérise le plus l’esprit français : il s’agit de la tempérance. C’est bien sûr l’une des quatre vertus cardinales avec la force, la justice et la prudence. Aristote (2) la définit comme le juste milieu entre l’excès qui porte à désirer au-delà de ce que demande la droite raison, et le défaut qui fait que l’âme n’éprouve aucun désir. Sa caractéristique principale est la sobriété – de fait, le pouvoir de la raison sur les passions, en tant qu’opposée à la démesure, à l’hubris grecque. Soulignons que la tempérance n’est aucunement un contrôle excessif sur un corps brimé : il s’agit bien plutôt du juste équilibre entre les choses de l’esprit et celles du corps.
Cette tempérance française est contenue dans ce fameux « ni trop, ni trop peu » qui guide nos arts, nos vies, nos constructions et nos jardins. C’est à cause d’elle, qui nous prend beaucoup de temps pour juger du bien fondé d’une idée ou d’une invention, que « la France arrive toujours en retard », comme disait Voltaire. Qui ajoutait, réaliste : « mais enfin, elle arrive »… Les Français, et particulièrement dans le domaine culturel, ont toujours aimé prendre leur temps, peser le pour et le contre bien longuement ; c’est d’ailleurs du fait de ce petit défaut qu’est né un grand complexe, celui de ne pas être à la pointe de la nouveauté, qui nous a fait commettre beaucoup d’erreurs de choix.
La tempérance française naît donc d’un certain choc des cultures. En réaction à quelque chose, le Français va s’éveiller ; s’il n’en ressent pas la nécessité, il n’ira pas. On ne le force pas. Son bon sens (dont il est persuadé d’être l’unique dépositaire, en bon individualiste) lui procure un certain esprit terre-à-terre, accordé d’un goût réel pour la beauté, le bon, le bien, ainsi qu’une tendance à débattre pour rechercher ce bien. On peut s’irriter des incessants débats français, souvent gratuits. Mais c’est une liberté d’expression, de critique, qui est fort enviable à bien des niveaux. Ce sens critique, cette « philosophie » du bien-vivre, ce goût du débat peut malheureusement se retourner dans une stérilité, où les mots, tous connotés, deviennent inutilisables. Car les Français, plus que tout, ont peur du ridicule qui pourrait offenser leur fierté ; eux « chez qui le plaisir de montrer de l’ironie étouffe le bonheur d’avoir de l’enthousiasme », selon Stendhal, devraient peut-être chercher ici une des causes de leur tristesse généralisée. Se moquer de tout est devenu un fond de commerce : il est mal vu de réussir, d’entreprendre, dans bien des cas. De plus, sous l’effet d’une perte des valeurs qui ne cesse de s’étendre depuis les Trente Glorieuses, nous avons perdu une partie (semble-t-il) des contrepieds de ce sens critique : la politesse et le savoir-vivre, l’accueil de l’autre et de l’étranger.

Quelques solutions
Le problème fondamental est le tissu social, pour reprendre une expression chère à nos politiques. Mais créer plus de richesses – au sens de plus de « marché » ; voici un parfait exemple de problème de langage – ne passe pas par l’augmentation du pouvoir d’achat, ni par la valorisation immobilière. Les richesses proviennent des hommes, ce sont eux qui les créent. Et pour qu’ils les créent, il faut qu’ils soient en connexion, peu importe le milieu d’où ils viennent. 
Pour moi, les axes sur lesquels nous devrions nous concentrer sont assez simples et interdépendants. Tout d’abord, nous avons importé une culture (et cela est sans doute à dater de 1945) qui n’est pas la nôtre : celle du commerce en masse, du profit à grande échelle. Rien n’est plus éloigné de notre savoir-faire, et c’est là qu’il faut chercher les sources de la violence de notre jeunesse. La violence, c’est vouloir marquer, vouloir exister, réaliser quelque chose lorsque toutes les autres portes sont fermées.
Je crois que, pour être heureux, il faut pouvoir voir à quoi l’on est utile, voir le résultat de notre travail et en être content. Que l’on soit cuisinier, jardinier, ou même que l’on ramasse les ordures, la fierté du travail bien fait est essentielle à la construction de l’individu. Et le savoir-faire français, c’est d’être capable d’utiliser les ressources locales de la terre pour en tirer de belles choses : tissus, nourriture, mécanismes, artisanat en tout genre. Avec ce juste milieu entre beau et utile, cet équilibre qui caractérise nos arts.
Or voici que notre système d’emploi ne valorise pas, ou très peu, la création individuelle – la liberté d’entreprendre, l’entreprise personnelle. Les lois protégeant nos droits se font souvent réductrices : normes écrasantes et compliquées, charges, déclarations... inaccessibles à des esprits non formés au code pénal. Ainsi, au lieu d’avoir une porte ouverte pour notre envie de travailler dans un domaine précis, il faut s’embaucher, obtenir un salaire. C’est là que nous déchantons… non pour l’obéissance, qui est quelque chose de nécessaire, mais bien plutôt par l’obligation de rentrer dans une case pour pouvoir survivre. Une case qui ressemble souvent à un métier de service : vente, commerce, finance, ménage... La majorité des travailleurs exercent leur emploi par obligation et non par amour du métier. Et comme l’on est frustré dans son travail, on dépense ce que l’on gagne dans des objets de consommation – pour nous récompenser de notre dur labeur sans résultat. Lorsqu’on ajoute que ce travail « alimentaire » se situe bien souvent fort loin du domicile, forçant le travailleur à se déplacer, chaque jour, pour sa subsistance, comment s’étonner du manque d’investissement des personnes dans leur lieu de vie ? Comment s’étonner que des quartiers entiers, des banlieues entières soient transformées en dortoirs, sans aucune vie populaire ? C’est que nous avons trop divisé nos vies. Il faudrait pouvoir travailler à côté – ou même chez soi.
Ici surgit le problème du logement. Ce qui se passe à Paris est assez emblématique : le centre historique se vide lentement mais sûrement des populations pauvres et de classe moyenne, qui se regroupent en banlieue. La spéculation tue la vie des quartiers, et par conséquent désorganise la culture populaire. Des quartiers entiers sont vidés de ceux qui les ont créés : Saint-Germain-des-Prés, pour ne citer que celui-là, est passé d’une population d’étudiants, d’intellectuels et d’artisans à une population de riches Français et étrangers, qui ne participent pas à la vie locale – de toute façon entièrement dévorée par le tourisme de masse. Et dans les banlieues, l’urbanisme ne prend pas en compte les besoins fondamentaux des habitants – le mode de vie ancestral des Français. Regardons de plus près nos constructions anciennes. Elles n’ont aucun gigantisme, au contraire. Il s’agit de petites maisons, de petits immeubles, insérés.
L’on comprend ainsi que le problème fondamental n’est pas l’immigration, ni même la paupérisation des classes moyennes, mais bien plutôt la rupture du rapport au lieu, au travail et à l’autre. Faut-il rappeler les ruptures traumatisantes que peuvent vivre certains dans l'impossibilité de garder leur bien? L’exemple de cette vieille dame de l’île de Ré, descendante d’une famille de pêcheurs, ayant dû vendre sa maison dans l’impossibilité de continuer à payer ses impôts, est éclairant.
C’est ici que notre vertu fondamentale doit se mettre en marche. La tempérance, le bon sens, peuvent nous aider : il faut sortir de plusieurs ornières, tout d’abord en combattant la peur de l’autre, la peur du lendemain, la peur de l’insécurité et la peur du mauvais jugement.
Je crois également qu’il ne faut pas hésiter à transgresser certaines lois absurdes, afin d’exercer notre devoir de citoyens responsables. Retrouver ce sens de l’équilibre, c’est aussi essayer d’intervenir humblement, chacun à son niveau, dans nos lieux de vie, et  découvrir de nouvelles manières de vivre en contournant ce système qui nous réduit à de simples consommateurs.
Osons construire nous-mêmes, décider nous-mêmes. Le sens de la beauté doit nous guider vers cet accueil du nouveau : nouveaux modes de vies, mais aussi accueil de l’étranger. C’est ainsi que nous redécouvrirons ces belles statues – notre culture, qui est toujours là – cachées par l’hiver, et que nous nous reconnecterons à notre peuple, à notre nation : par la tempérance, cet équilibre subtil entre critique, goût du bien et goût de la beauté. Notre République chèrement acquise nous livre des pistes de notre comportement à venir : libre, fraternel et équitable.

(1) Voir Le bouc émissaire.
(2) Éthique à Nicomaque, VII.

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