Par Dorothée Sers-Hermann
Même si nos mentalités commencent à évoluer, il y a urgence à se poser la question de notre rapport à la nature, à ce qui nous entoure et à ce que nous en faisons. Quelques pistes.
La fin de l’anthropomorphisme, qu’on peut situer à peu près lorsque
Copernic découvrit que la terre – et par conséquent l’homme – n’est pas le
centre du monde, avait déjà donné un sérieux coup à la « domination »
de l’homme sur la Création ; la révolution industrielle plus tard, et son
« âge de raison », ont fini de mécaniser notre rapport à la nature.
Quel est, aujourd'hui, notre place dans cette nature? Quels sont nos devoirs vis-à-vis d'elle?
En tant que chrétienne, et en tant qu’artiste, je m'interroge en effet sur notre place dans cette Création qui est souvent le
sujet de nos œuvres. L’art contemporain entretient un rapport litigieux à la
nature : les représentations d’animaux torturés (vaches coupées en deux de
Damien Hirst, « Bébé mouette » de Xiao Yu – une tête de fœtus cousue
à un corps de mouette) s’apparentent souvent à la fascination pour l’innocence
bafouée.
C’est Rembrandt qui, le premier ou presque, représenta des
bœufs écorchés. Il ne s’agissait peut-être pas d’une étude consciemment
philosophique, mais il a pointé un fait qui a sans doute commencé à son époque :
l’animal n’est généralement connu par nos populations urbaines que sous sa
forme comestible, inanimée, sanguinolente. Serions-nous capables d’élever puis
de tuer ce bœuf écorché, que nous dévorons à belles dents ?
Tout jardinier qui se respecte sait qu’il doit regarder et
soigner son jardin pour que ce dernier le remercie de mille fleurs et légumes
appétissants. Tout éleveur digne de son métier sait aussi que ses animaux, même
s’ils sont élevés pour leur viande, aiment à être appelés de leurs prénoms.
Tout homme aimant enfin, qui vit à côté d’un animal, fut-il sauvage, sait que
ce dernier a un cœur et une grande intelligence. Depuis Élie, saint François
d’Assise et une multitude d’autres saints, on sait aussi que le loup, comme
l’oiseau et toutes les créatures, aiment à écouter l’homme parler de Dieu,
vivre en Dieu. La nature est le reflet direct de Dieu, de sa providence ; elle
est également l’indice de sa beauté, que nous ne pouvons contempler face à face
qu’en ses créations.
« Tous les animaux des forêts sont à moi, toutes les
bêtes des montagnes par milliers ; je connais tous les animaux des
montagnes et tout ce qui se meut dans les champs m’appartient. »[1]
Dieu a créé la nature pour nous, avec nous, en nous. Le
prophète Élie ne fut-il pas nourri par le corbeau ? Ce dernier savait
qu’il avait devant lui un prophète, alors qu’aucun homme ne l’avait discerné. On
pourrait dire que la nature est aussi appelée à la sainteté ; elle est soumise
à la même Providence que nous.
Mais notre civilisation s’est bien détachée de ces joies
simples qu’il y a à côtoyer une nature fertile tout en la dirigeant avec amour.
J’ai bien dit diriger, comme Noé dirigea les couples d’animaux dans l’arche
pour les sauver. Aujourd’hui, l’on consomme du bouquet de fleur, du légume, de
la viande, sans forcément se poser plus de questions. La diversité est foulée au
pied : saviez-vous qu’en France, il est interdit de faire commerce de
semences anciennes ?[2]
Il y a les variétés autorisées au commerce (seulement 8 pour les pommes !),
celles interdites. Car les faiseurs d’argent, sous prétexte de santé, nous
forcent à acheter ce qu’ils trouvent pratique de nous faire manger.
Plus grave, la nature est considérée depuis un siècle ou
deux comme dangereuse, à soumettre : dépossédés de notre centralité dans
la création, nous asservissons terre et animaux, dans une brutalité inouïe,
afin peut-être de nous prouver notre propre puissance scientifique. Toute la
manipulation de la vie (OGM, culture intensive, agriculture intensive)
s’assimile finalement au viol d’une nature qui est reniée dans sa place
« maternelle ». On prend sans rendre, et la Terre est
dangereuse : pleine de microbes et d’insectes. Une exploitation réellement
humaine apprend de ce qui l’entoure, recycle, surveille, protège pour une
symbiose de tous les genres – humains, animaux, végétaux et terre minérale.
Le débat n’est pas ici de se dire écologiste ou non :
toute personne avertie sait qu’il faut se pencher là-dessus, sortir de la
civilisation du jetable, qui est devenue obsolète. La bonté envers l’animal –
bonté active et non passive – est un devoir de chrétien, car le chrétien refuse
la culture de mort. Il est aussi de notre devoir de bien user de notre
discernement afin de remettre, petit à petit, l’homme à sa vraie place de pasteur,
comme il est dit dans Ézéchiel (34, 4) : « Vous
n'avez pas fait paître les brebis, vous n'avez pas fortifié celles qui étaient
faibles, guéri celles qui étaient malades, pansé celles qui étaient
blessées ; vous n'avez pas ramené celles qui s'égaraient, cherché celles
qui étaient perdues, mais vous les avez dominées avec violence et dureté. »
On pourrait opposer cette
parole du Christ : « Est-ce qu’on ne vend pas cinq moineaux pour deux
sous ? et pas un seul n’est indifférent aux yeux de Dieu. Quant à vous,
même vos cheveux sont tous comptés. Soyez sans crainte : vous valez plus
que tous les moineaux du monde. »[3]
Pourquoi valons-nous plus ?
Parce que nous sommes les gardiens, tels Adam et Ève dans le jardin d’Eden.
Nous connaissons le bien et le mal, nous sommes faits à l’image du Père ;
cependant le péché originel a fait que nous devons travailler pour restaurer
cet ordre divin, travailler « à la sueur de notre front ». Ne nous y
trompons pas : c’est afin de restituer cette harmonie originelle que nous
avons le « pouvoir » sur la nature, et la sainteté consiste peut-être
aussi, dans une « petite voie », à aimer chaque moineau du monde.
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