La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
Son regard exigeant et libre parcourait les arts passés et présents,
l'image et le langage,
dans des travaux inédits et de qualité.

Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

mercredi 15 décembre 2010

Les porteurs de lumière


Par Dorothée Sers-Hermann

L'accomplissement de soi est comme la découverte d'un trésor caché en nous-mêmes. En cheminant à côté de l'admirable nouvelle de  Stevenson Les porteurs de lanterne, cherchons l'emplacement de ce trésor...


Robert Louis Stevenson, dans sa nouvelle Les Porteurs de lanterne [1], se souvient que, passant ses vacances dans un port obscur d’Angleterre, un jeu faisait fureur parmi les adolescents dont il faisait alors partie. Il s’agissait de se procurer des lanternes sourdes en fer-blanc, de les allumer et de les porter, invisibles, sous leur manteau, de façon à ce que personne ne puisse deviner l’éclat de la flamme. Les adolescents qui pratiquaient ce jeu, se rencontrant, échangeaient ce rituel : « As-tu la lanterne ? » – « Oui », répondait l’interrogé. Et c’était tout.
Stevenson glisse ensuite au plan spirituel : « On dit que dans le sein de l’homme le plus ordinaire un poète est mort jeune. Mais il est peut-être plus juste d’affirmer que ce barde, même s’il ne fait pas partie des grands, survit dans presque tous les cas et qu’il est le sel de la vie de celui qui l’abrite. » À la manière de cette lanterne sourde, cachée soigneusement dans le repli du manteau extérieur, les hommes que nous croisons nous semblent peut-être occupés à des besognes ordinaires, « mais Dieu seul sait de quoi ils peuvent s’enorgueillir, Dieu seul sait où ils cachent leur trésor ».
Cette idée de trésor caché, de lumière voilée à l’œil d’autrui, est intéressante pour comprendre un des aspects de la démarche artistique et, in extenso, de la démarche de l’accomplissement de soi, que dans la chrétienté nous nommons sainteté.
Ce qui nous pousse à agir, à faire, est souvent le savoir de cette lanterne sourde, que nous portons au début de manière voilée – puisqu’au début de la vie, nous ne sommes pas tout de suite conscients de nos possibilités et de l’appel précis auquel nous répondrons ensuite. Peu à peu, avec la conscience qui s’approfondit, avec le caractère qui se polit, la lumière vient à être mise en évidence – ou enfouie à jamais dans la profondeur secrète de l’âme.
Évidemment, la démarche artistique est d’abord une volonté spéciale de travailler cette lumière, et ensuite de l’exposer, de la montrer. L’artiste porte la lanterne exactement comme le faisait Stevenson et ses camarades ; il sait, comme nous tous, la posséder, la tenir contre son cœur, cachée, mais son travail est surtout de la poétiser, de lui insuffler la vibration de la vie. Car l’artiste qui se contente de rapporter des faits de manière « véridique », c’est-à-dire celui qui n’accorde d’attention qu’à sa propre lanterne et à son propre point de vue, manque irrémédiablement son coup. Tel un avare, il jouit de son propre « sel » sans l’échanger avec autrui. Chacun nous portons des lanternes différentes… et parfois indécelables. L’artiste se met en jeu ; il demande : « As-tu la lanterne ? » à son âme, mais aussi à tout ce qui l’entoure, et sa sensibilité – son instrument de travail – se développe au contact des autres lanternes.
C’est pourquoi certaines œuvres d’une simplicité renversante, comme les Pommes de Cézanne, nous plongent dans l’émotion, lorsque d’autres à la technique pourtant parfaite – la peinture « pompier » de la même époque – ne nous occasionnent qu’une admiration un peu ennuyée.
Pour finir un peu rapidement sur ce sujet qui demanderait un livre entier, je laisse la parole à saint José Maria Escriva de Balaguer (1902-1975), qui écrivait, lui, de manière plus générale sur la sainteté et sur cet appel à être porteur de lumière que nous avons : « Le travail professionnel, quel qu'il soit, devient une lampe qui éclaire vos collègues et vos amis. C'est pourquoi j'ai l'habitude de répéter : que m'importe que l'on me dise d'un tel qu'il est un bon fils, un bon chrétien, s'il est un piètre cordonnier ! S'il ne s'efforce pas de bien apprendre son métier, et de l'exercer avec soin, il ne pourra ni le sanctifier, ni l'offrir au Seigneur. Et la sanctification du travail de tous les jours est, pour ainsi dire, la charnière de la véritable spiritualité pour nous tous qui, plongés dans les réalités temporelles, sommes décidés à fréquenter Dieu. »[2]

[1] Traduction Marie Picard, éditions Sillage, 2009.
[2] Homélie, in : Amis de Dieu, Le Laurier, 2000, p. 90.
(Article paru dans le dossier "Vie artistique, vie de sainteté?", numéro 2 de la Nuit Etoilée)
Illustration de l'auteur, lavis et encre de Chine, 2010.

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