La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
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l'image et le langage,
dans des travaux inédits et de qualité.

Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

vendredi 25 février 2011

Rock my Religion, une prophétie

par Pascal Rousse
sur une œuvre multimédia de Dan Graham, 1979-83.



Pascal Rousse livre ici, à travers le questionnement de l'artiste contemporain Dan Graham (né en 1942) une exploration de la prophétie. Suivant Patti Smith, Dan Graham cherche à comprendre le sens du rock, qui cherche au plus profond la libération des consciences. Démarche qui, selon Dan Graham, a été la dernière utopie.


Rock my religion est une archéologie prophétique du rock’n’roll. À l’origine, il y a les Shakers, communauté chrétienne utopique fondée par Ann Lee aux États-Unis en 17741. L’Ariane de Dan Graham dans le labyrinthe du moderne est Patti Smith, fille spirituelle d’Ann Lee. Elle incarne la position de Dan Graham sur les tactiques artistiques de subversion de l’ordre libéral, convaincu que, depuis l’échec des hippies, toute réalisation utopique est désormais impossible.
La vidéo commence par la captation d’un concert des Sex Pistols, sans le son d’abord. Puis le son du concert fait irruption tandis que la voix off commence l’exposé. Un texte défile, expliquant que le puritanisme est, depuis la fondation, la religion dominante des États-Unis. Mais les Shakers sont issus d’un courant religieux prolétarien, marqué par la cruauté de la « révolution industrielle » et remettant en cause la doctrine puritaine du salut individuel dans le travail sanctionné par l’enrichissement. Ann Lee avait compris avant Marx que la division du travail commence par les rapports inégaux entre sexes différents, renforcés en Occident par la structure familiale où, depuis l’antiquité, la femme est totalement dépendante de son mari, comme sa propriété. La sacralisation de la propriété privée se trouve ainsi impliquée dans les rapports familiaux eux-mêmes. Afin de conjurer cette malédiction, les Shakers vivent en communauté d’égaux où les femmes et les hommes demeurent dans des lieux séparés pour observer un célibat rigoureux. La lutte pour le salut doit être menée collectivement. De la radicalité puritaine, les Shakers retiennent qu’il est impossible d’échapper au péché, même par les œuvres ou le travail, et que la damnation est quasiment certaine. Il faut donc constamment se purifier à nouveau dans un rituel d’exorcisme collectif. Toute la communauté se réunit chaque dimanche pour danser en cercle ensemble, en psalmodiant des textes bibliques et en frappant rythmiquement le sol avec les pieds. À mesure que la transe s’intensifie, chacun se met à tournoyer sur soi-même. Les esprits des Indiens morts se mêlent fréquemment à ceux des fidèles, qui incarnent pour un temps un guerrier ou une squaw. À un certain moment, on entend un spasme signalant la présence du Diable pris au piège.
Selon Dan Graham, le rock’n’roll ramène le rituel shaker à la sexualité, dans le contexte capitaliste de la fabrication par les industries culturelles d’un nouvel âge de la vie : l’adolescence. Les loisirs et l’idéologie anti-intellectuelle et anti-politique du « fun » caractérisent l’attitude de cette nouvelle jeunesse et sa disponibilité totale aux non-valeurs de la consommation à outrance. Ann Lee pensait que le salut demandait un retour à l’humanité première avant la différenciation des sexes. C’est pourquoi elle croyait être la seconde incarnation du Christ, cette fois au féminin. Dan Graham nomme Patti Smith la Marie-Madeleine du rock. Patti Smith, en effet, est chrétienne, une femme de prière, mais elle déclare que sa religion est le rock, lequel se présente ainsi comme un nouvel épisode de la rédemption à l’âge de la société de consommation. Or, pour Patti Smith, cette libération doit passer par une remise en cause du partage des sexes dans la culture. Ses maîtres en poésie sont Blake et Rimbaud : « Rimbaud écrivit cette lettre où il dit […] dans l’avenir quand les femmes échapperont à la longue domination des hommes […] on aura une musique nouvelle, des sensations neuves, de nouveaux sentiments d’horreur, de nouveaux emballements […] maintenant […] j’ai découvert ce jouet tout neuf… »2
Les hippies furent les premiers à tenter de libérer les consciences colonisées par les industries culturelles, afin de rendre à chacun sa créativité autonome. Mais, selon Dan Graham, cette contestation frontale, fondée sur une philosophie de la sincérité, est condamnée à se tenir en deçà de la complexité de la situation manipulée par les médias et surtout à demeurer cantonnée dans des revendications sectorielles pour des libertés particulières. Ce caractère réactif de la contestation hippie s’est effectivement trouvé piégé dans l’alternative entre l’absorption par de nouveaux secteurs de la consommation ou la fuite dans l’utopisme sectaire. C’était un retour aux origines de la société américaine, toujours déjà partagée entre le puritanisme conformiste à l’origine du capitalisme et les communautés dissidentes séparées et fixées dans un temps pré-industriel, comme les Shakers ou les Amish. Dan Graham voit un parallèle à cette impasse dans la haute culture des États-Unis, entre l’expressionisme abstrait et le pop art, confrontés à l’inexorable institutionnalisation de l’art contemporain. Selon lui, la plus grande proximité de l’art avec les élites rend le piège encore plus inextricable.
Patti Smith est l’initiatrice prophétique d’un dépassement critique des erreurs du mouvement hippie, mais aussi du modernisme et du pop art. Avant de devenir elle-même une chanteuse rock, elle se destinait à l’art et particulièrement à la poésie et au dessin. Elle vécut ainsi, avec Robert Mapplethorpe, au Chelsea Hotel, au cœur de la communauté artiste de New York, du début des années soixante à la fin des années soixante-dix3. Les artistes y étaient encore maîtres de leur destin, parce que la pauvreté était encore vivable. Tous les arts se croisaient dans un espace urbain restreint et Patti Smith put ainsi se former au contact des apôtres de la beat generation. Quand elle devint définitivement musicienne et forma son groupe, Patti Smith avait survécu à la débâcle de la contre-culture, dont elle devint un témoin essentiel, car elle sut en penser poétiquement les contradictions. Elle ouvrit ainsi la voie au punk rock par une synthèse inédite entre poésie, musique populaire et art de la performance (à la fois en tant que talent scénique et nouvelle pratique artistique), ce que le montage vidéo met très bien en évidence. Pour Dan Graham, Patti Smith est devenue l’exemple prophétique d’une authentique subversion des cadres imposés par les industries culturelles, retrouvant par là l’esprit anti-art et synthétique du dadaïsme4 – à la lumière du principe évangélique du ferment dans la pâte. Elle est la mère spirituelle des Ramones, de Devo aux États-Unis, tout comme des Clash, des Sex Pistols, de Throbbing Gristle ou de Joy Division en Grande-Bretagne, mais aussi de Nirvana.


1 1742-1784, ouvrière du textile à Manchester dès l’âge de 14 ans. Les Shakers sont issus du mouvement millénariste des « Prophètes Français », inspirés camisards menés par Durand Fage, Jean Cavalier de Sauve, Jean Allut et Elie Marion réfugiés en Grande-Bretagne en 1706. L’installation eut lieu en 1776 sur le site de Watervliet à Niskayuna.
2 Patti Smith, citée par Dan Graham, « Rock my Religion » (conférence), Rock my religion, Paris, Le nouveau musée/institut, Les presses du réel, 1993, p. 285.
3 Il faut lire son beau témoignage, d’un ton très pur : Just Kids, New York, Ecco, 2010, ou en français chez Denoël, 2010.
4 L’enquête de Dan Graham est par anticipation (1979) un contrepoint indispensable à Lipstick Traces de Greil Marcus (1989), traduction en français Paris, Gallimard, 2000.

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