La Nuit Etoilée fu
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Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

mardi 1 février 2011

«Il est urgent que le corps et l’esprit se retrouvent impliqués.» Pina Bausch ou la danse réincarnée


Nelken

 par Fanny Franssen 
et D. Sers-Hermann

L'art de Pina Bausch est particulièrement intense; voir ses spectacles touche à l'intime. La révolution qu'elle apporta à l'art de la danse est liée à sa méthode de travail si particulière, et à la véracité avec laquelle elle a exploré l'intimité du corps et de l'esprit.



La sortie récente du film Les rêves dansants, sur les pas de Pina Bausch[1] donne à l’heureux spectateur de ce chef-d’œuvre de pouvoir suivre la méthode particulière utilisée par Pina Bausch pour construire ses représentations. On y suit le parcours d’adolescents apprenant à danser et se révélant ainsi à eux-mêmes. La figure centrale du film, Joy, jeune fille gauche et renfermée au départ, se révèlera être une étoile ; petit à petit, les corps exultent, les failles deviennent comme externes et acceptées, les âmes s’ouvrent et se révèlent. On pourrait presque parler ici d’une maïeutique de la danse…

Pina Bausch a toujours refusé la captation vidéo de ses spectacles, qui étaient faits pour être vus, voire « vécus » à la fois par le danseur et le spectateur. En 2008, année de tournage des Rêves dansants, elle décide de reprendre un de ses très grands succès, Kontakthof (1978), non pas avec sa troupe habituelle mais avec de jeunes adolescents de sa ville d’élection, Wuppertal. Elle autorise pour la première fois une caméra à suivre les répétitions de la pièce… La transformation, au fur et à mesure, des jeunes gens en danseurs, leur transfiguration presque, leurs découvertes, leurs danses de cœur, d’âme, de personne, l’ensemble est saisissant, bouleversant. Le processus, guidé par les danseuses qui ont elles-mêmes dansé la première de Kontakthof en 1978, Jo-Ann Endicot et Bénédicte Billiet, et par Pina Bausch elle-même (toujours très pudique, presque timide, extrêmement concentrée), est étonnamment réel : c’est presque l’entrée en scène dans la vie adulte de ces adolescents qui est filmée, la découverte de leur force.



Pina Bausch, grande danseuse allemande, est une chorégraphe clé de la danse contemporaine et plus particulièrement du Tanztheater, ayant inspiré toute une nouvelle génération, de Béjart à Maguy Marin en passant par Macha Makaieff.

Car après Pina Bausch la danse ne sera plus jamais la même. Née en 1940 à Solingen, près de Cologne (Rhénanie), et décédée très récemment en 2009, elle grandit dans une famille de cafetiers ; le spectacle des clients de ses parents, des affaires qui se nouent dans le café, du « ballet » de la société, qu’elle découvre alors, servira de fil conducteur à son travail.
De formation classique – la danse n’était alors que du ballet au sens strict – elle retiendra une discipline de travail exigeante. À quinze ans, elle rentre dans l’école d’Essen, alors dirigée par le « père » de la danse moderne et du Tanztheater : Kurt Joos, qui formera, entre autres, les chorégraphes Susanne Linke et Reinhild Hoffman.
Kurt Joos a posé les jalons de la danse contemporaine, qui s’émancipe de la danse classique par la forme et par le sens, à partir de son Tanztheater qu’il expose le 22 juin 1928. Pour lui, « dans le cas du drame dansé, l'œuvre naît simultanément d'impulsions chorégraphiques et dramatiques : les intentions de la chorégraphie donnent sa forme au drame et celui-ci, de son côté, confère à la chorégraphie son contenu ». « La danse telle qu'on l'enseigne dans mon école s'inspire des mouvements naturels. Pas de pointes. L'art de la danse s'arrêterait-il aux “gracieuses bergeries” qu'on a tant vues dans les ballets classiques ? Pourquoi n'exprimerait-elle pas l'angoisse de l'homme devant la société chaotique moderne ? »[2]

Au sortir de l’école d’Essen, Pina Bausch obtient une bourse pour la Julliard School de New York et devient danseuse étoile au Metropolitan Opera. Elle travaille avec Anthony Tudor, fréquente des plasticiens, des musiciens… En 1961, Kurt Joos la rappelle à ses côtés pour fonder à Essen le Folkwangballet. Elle y enseignera avec lui de 1962 à 1968.
Pina Bausch reprend en 1970 la direction de l’opéra de Wuppertal, jusque-là cantonné à un répertoire d’opéra très classique, où elle met en scène librement Iphigénie en Tauride, un écho du monde contemporain, Orphée et Eurydice, qui porte sur la dualité du rapport amoureux (ensemble et séparés, amis et ennemis…) ou encore Barbe Bleue et Le Sacre du printemps. Elle révolte le public, horrifié par son travail qu’il interprète comme du « mépris », et ces années seront très difficiles pour elle.

Ses mises en scènes se rapprochent du théâtre ; on ne peut s’empêcher de penser à Tadeusz Kantor ; leurs travaux ont une familiarité évidente. Elle essaie de sortir le mouvement de son ordre « droit » pour laisser place à l’expression du sentiment, de la liberté. « J’estime qu’il est important de penser au-delà du mouvement, de la gestuelle, d’englober l’espace, la scène. Je fais de même par rapport à la musique. »[3] Au fond, le corps lui-même devient sens ; il n’est plus une mécanique simple au service d’une idée.
Les gestes sont réinventés pour rethéatraliser la danse, créer une émotion, utiliser cette émotion : le capital des artistes qui travaillent ensemble est la matière première du spectacle.
Le thème principal des œuvres de Pina Bausch est lié à l’amour, à la communication ou au défaut de celle-ci, à la solitude des hommes et des femmes : le désir, les fantasmes, les déceptions, l’enfance. Mais on peut voir aussi un travail sur le harcèlement, sur le jeu, les mouvements de foule, le rapport groupe et individu, les tabous de la société… Komm tanz mit mir est construit à partir de comptines et de chansons d’enfants : les interprètes retrouvent la fraîcheur de l’enfance avant les interdits, interrogent le désir de la femme ; Café Müller est largement inspiré de son enfance dans le café de ses parents, où elle passait son temps sous les tables à observer les clients ; Kontakthof met en scène un salon de tango, où des femmes en quête de tendresse essaient de plaire à des hommes toujours prêts à se muer en adversaires – et vice-versa ; Nelken, scène couverte de neuf mille œillets, prairie apparemment idyllique et amicale, enfantine, est pourtant cernée de policiers…

Ses dernières pièces s’inspirent de ses séjours dans de grandes villes, où elle et sa troupe s’installent, observent et « retranscrivent » pendant plus d’un an l’atmosphère particulière du lieu, du peuple, et enfin en recréent le suc sous forme de saynètes parlées et dansées et de décors conçus par Peter Pabst : ainsi Palermo pour Palerme, Rough Cut pour Séoul, Le Laveur de Vitres pour Hong Kong, Nur Du pour Dallas… « Au début d'un nouveau ballet, parfois on part d'une idée qui vient d'une image, ou on pense à un mouvement, on part d'une musique, ou d'un petit morceau d'action. Cela se développe par association, jamais selon un plan préconçu. »
Pina Bausch se sert de situations concrètes, d'humeurs, d'émotions. Elle incite ses danseurs à faire resurgir leurs souvenirs enfouis, leur demandant « de [lui] montrer, en se servant uniquement d'une main, six gestes qu'ils font quand ils veulent être tendres. De dessiner avec leur corps l'arbre qu'ils aimeraient être. Certains figuraient des saules pleureurs, d'autres, des racines bien plantées dans la terre… Je tiens compte du mouvement, mais tout autant du sentiment qui le dicte. »
De son regard, elle saisit les frôlements, les à-peu-près, les volontés, les heurts ; et ceci est réorganisé au sein de la chorégraphie pour raconter une sorte d’éternelle histoire. Il s’agit de réintroduire le réel sur scène, au lieu de sentiments fantasmés, rêvés ou éthérés : la matière première est en nous-mêmes directement, semble-t-elle dire dans Les rêves dansants.

Ce n’est pas une danse féminine ou masculine, comme le remarque un des adolescents danseurs-acteurs du film. La chorégraphie oscille dans le lieu de l’art : la fugacité, le sentiment, la profondeur – un rien qui est tout. Le regard de Pina Bausch semble réconcilier esprit et matière : le danseur devient incarnation du réel, dans toute la liberté de sa personne, dans le respect de son intimité, de son mouvement, de sa place au monde... et dans le respect de la troupe qui l’entoure. Cependant, elle se défendait d’improviser : « Quand vous recherchez, vous n’improvisez pas. » Son travail commence toujours par une question ; un questionnement souvent déstabilisant, comme le raconte un des danseurs qui a travaillé avec elle dès ses débuts, Dominique Mercy. Le personnel doit rejoindre l’universel : c’est un effort, un travail.

Sans doute est-ce le plus frappant : cette alchimie d’artistes, danseurs, chorégraphes, regardeurs, metteurs en scène, etc., œuvre autour d’une pièce non définie encore tout à fait, un work in progress. Les œuvres sont évolutives… et restent en mouvement, comme la vie elle-même, s’enrichissant des nouveaux détails apportés par le temps ; ce qui fait que, recréée dans le présent, la pièce ne peut pas vraiment se démoder. La démonstration éclatante du film Les rêves dansants montre l’importance de la création « participative » de Pina Bausch. « D’une certaine façon, mon travail est une seule et longue pièce. Les créations continuent à vivre à travers moi, à travers mes interprètes. »

Fanny Franssen et Dorothée Sers-Hermann

(Pour aller plus loin : Pina Bausch, entretiens réalisés par Philippe Noisette, Mot pour Mot, Van Dieren Éditeur, Paris, 1997 ; Odette Aslan, Pina Bausch I, des chorégraphies aux pièces et Pina Bausch II : D'Essen à Wuppertale, revues Théâtre/Public nos 138 et 139, Gennevilliers, 1998 ; Susanne Schlicher, Tanztheater traditionen und Freiheiten, Rowohlt, 1987 ; Raimond Hoghe, Tanztheatergeschichte, Suhrkamp, Francfort, 1986.)



[1] Tanzträume, réalisé par Anne Linsel et Rainer Hoffman, 2010.
[2] Kurt Joos, 1928.
[3] Cette citation et les suivantes sont de Pina Bausch (voir bibliographie).

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