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Nelken |
La sortie récente du film Les rêves dansants, sur les pas de Pina
Bausch[1]
donne à l’heureux spectateur de ce chef-d’œuvre de pouvoir suivre la méthode particulière
utilisée par Pina Bausch pour construire ses représentations. On y suit le
parcours d’adolescents apprenant à danser et se révélant ainsi à eux-mêmes. La
figure centrale du film, Joy, jeune fille gauche et renfermée au départ, se
révèlera être une étoile ; petit à petit, les corps exultent, les failles
deviennent comme externes et acceptées, les âmes s’ouvrent et se révèlent. On
pourrait presque parler ici d’une maïeutique de la danse…
Pina Bausch a toujours refusé la
captation vidéo de ses spectacles, qui étaient faits pour être vus, voire
« vécus » à la fois par le danseur et le spectateur. En 2008, année
de tournage des Rêves dansants, elle
décide de reprendre un de ses très grands succès, Kontakthof (1978), non pas avec sa troupe habituelle mais avec de
jeunes adolescents de sa ville d’élection, Wuppertal. Elle autorise pour la
première fois une caméra à suivre les répétitions de la pièce… La
transformation, au fur et à mesure, des jeunes gens en danseurs, leur
transfiguration presque, leurs découvertes, leurs danses de cœur, d’âme, de
personne, l’ensemble est saisissant, bouleversant. Le processus, guidé par les
danseuses qui ont elles-mêmes dansé la première de Kontakthof en 1978, Jo-Ann Endicot et Bénédicte Billiet, et par
Pina Bausch elle-même (toujours très pudique, presque timide, extrêmement
concentrée), est étonnamment réel : c’est presque l’entrée en scène dans
la vie adulte de ces adolescents qui est filmée, la découverte de leur force.
Pina Bausch, grande danseuse
allemande, est une chorégraphe clé de la danse contemporaine et plus
particulièrement du Tanztheater, ayant inspiré toute une nouvelle génération,
de Béjart à Maguy Marin en passant par Macha Makaieff.
Car après Pina Bausch la danse ne
sera plus jamais la même. Née en 1940 à Solingen, près de Cologne (Rhénanie),
et décédée très récemment en 2009, elle grandit dans une famille de
cafetiers ; le spectacle des clients de ses parents, des affaires qui se
nouent dans le café, du « ballet » de la société, qu’elle découvre
alors, servira de fil conducteur à son travail.
De formation classique – la danse
n’était alors que du ballet au sens strict – elle retiendra une discipline de
travail exigeante. À quinze ans, elle rentre dans l’école d’Essen, alors
dirigée par le « père » de la danse moderne et du Tanztheater :
Kurt Joos, qui formera, entre autres, les chorégraphes Susanne Linke et
Reinhild Hoffman.
Kurt Joos a posé les jalons de la
danse contemporaine, qui s’émancipe de la danse classique par la forme et par
le sens, à partir de son Tanztheater qu’il expose le 22 juin 1928. Pour lui,
« dans le cas du drame dansé,
l'œuvre naît simultanément d'impulsions chorégraphiques et dramatiques :
les intentions de la chorégraphie donnent sa forme au drame et celui-ci, de son
côté, confère à la chorégraphie son contenu ». « La danse telle qu'on
l'enseigne dans mon école s'inspire des mouvements naturels. Pas de pointes.
L'art de la danse s'arrêterait-il aux “gracieuses bergeries” qu'on a tant vues
dans les ballets classiques ? Pourquoi n'exprimerait-elle pas l'angoisse
de l'homme devant la société chaotique moderne ? »[2]
Au sortir de l’école d’Essen,
Pina Bausch obtient une bourse pour la Julliard School de New York et devient
danseuse étoile au Metropolitan Opera. Elle travaille avec Anthony Tudor,
fréquente des plasticiens, des musiciens… En 1961, Kurt Joos la rappelle à ses
côtés pour fonder à Essen le Folkwangballet. Elle y enseignera avec lui de 1962
à 1968.
Pina Bausch reprend en 1970 la
direction de l’opéra de Wuppertal, jusque-là cantonné à un répertoire d’opéra
très classique, où elle met en scène librement Iphigénie en Tauride, un écho du monde contemporain, Orphée et Eurydice, qui porte sur la
dualité du rapport amoureux (ensemble et séparés, amis et ennemis…) ou
encore Barbe Bleue et Le Sacre du printemps. Elle révolte le
public, horrifié par son travail qu’il interprète comme du
« mépris », et ces années seront très difficiles pour elle.
Ses mises en scènes se
rapprochent du théâtre ; on ne peut s’empêcher de penser à Tadeusz Kantor ;
leurs travaux ont une familiarité évidente. Elle essaie de sortir le mouvement
de son ordre « droit » pour laisser place à l’expression du
sentiment, de la liberté. « J’estime qu’il est important de penser au-delà
du mouvement, de la gestuelle, d’englober l’espace, la scène. Je fais de même
par rapport à la musique. »[3]
Au fond, le corps lui-même devient sens ; il n’est plus une mécanique
simple au service d’une idée.
Les gestes sont réinventés pour
rethéatraliser la danse, créer une émotion, utiliser cette émotion : le
capital des artistes qui travaillent ensemble est la matière première du
spectacle.
Le thème principal des œuvres de
Pina Bausch est lié à l’amour, à la communication ou au défaut de celle-ci, à
la solitude des hommes et des femmes : le désir, les fantasmes, les
déceptions, l’enfance. Mais on peut voir aussi un travail sur le harcèlement,
sur le jeu, les mouvements de foule, le rapport groupe et individu, les tabous
de la société… Komm tanz mit mir est
construit à partir de comptines et de chansons d’enfants : les interprètes
retrouvent la fraîcheur de l’enfance avant les interdits, interrogent le désir
de la femme ; Café Müller est
largement inspiré de son enfance dans le café de ses parents, où elle passait
son temps sous les tables à observer les clients ; Kontakthof met en scène un salon de tango, où des femmes en quête
de tendresse essaient de plaire à des hommes toujours prêts à se muer en
adversaires – et vice-versa ; Nelken,
scène couverte de neuf mille œillets, prairie apparemment idyllique et amicale,
enfantine, est pourtant cernée de policiers…
Ses dernières pièces s’inspirent
de ses séjours dans de grandes villes, où elle et sa troupe s’installent,
observent et « retranscrivent » pendant plus d’un an l’atmosphère
particulière du lieu, du peuple, et enfin en recréent le suc sous forme de
saynètes parlées et dansées et de décors conçus par Peter Pabst : ainsi Palermo pour Palerme, Rough Cut pour Séoul, Le Laveur de Vitres pour Hong Kong, Nur Du pour Dallas… « Au début d'un
nouveau ballet, parfois on part d'une idée qui vient d'une image, ou on pense à
un mouvement, on part d'une musique, ou d'un petit morceau d'action. Cela se
développe par association, jamais selon un plan préconçu. »
Pina Bausch se sert de situations
concrètes, d'humeurs, d'émotions. Elle incite ses danseurs à faire resurgir
leurs souvenirs enfouis, leur demandant « de [lui] montrer, en se servant
uniquement d'une main, six gestes qu'ils font quand ils veulent être tendres.
De dessiner avec leur corps l'arbre qu'ils aimeraient être. Certains figuraient
des saules pleureurs, d'autres, des racines bien plantées dans la terre… Je
tiens compte du mouvement, mais tout autant du sentiment qui le dicte. »
De son regard, elle saisit les
frôlements, les à-peu-près, les volontés, les heurts ; et ceci est
réorganisé au sein de la chorégraphie pour raconter une sorte d’éternelle
histoire. Il s’agit de réintroduire le réel sur scène, au lieu de sentiments
fantasmés, rêvés ou éthérés : la matière première est en nous-mêmes
directement, semble-t-elle dire dans Les
rêves dansants.
Ce n’est pas une danse féminine
ou masculine, comme le remarque un des adolescents danseurs-acteurs du film. La
chorégraphie oscille dans le lieu de l’art : la fugacité, le sentiment, la
profondeur – un rien qui est tout. Le regard de Pina Bausch semble réconcilier
esprit et matière : le danseur devient incarnation
du réel, dans toute la liberté de sa personne, dans le respect de son intimité,
de son mouvement, de sa place au monde... et dans le respect de la troupe qui
l’entoure. Cependant, elle se défendait d’improviser : « Quand vous
recherchez, vous n’improvisez pas. » Son travail commence toujours par une
question ; un questionnement souvent déstabilisant, comme le raconte un
des danseurs qui a travaillé avec elle dès ses débuts, Dominique Mercy. Le
personnel doit rejoindre l’universel : c’est un effort, un travail.
Sans doute est-ce le plus
frappant : cette alchimie d’artistes, danseurs, chorégraphes, regardeurs,
metteurs en scène, etc., œuvre autour d’une pièce non définie encore tout à
fait, un work in progress. Les œuvres
sont évolutives… et restent en mouvement, comme la vie elle-même,
s’enrichissant des nouveaux détails apportés par le temps ; ce qui fait
que, recréée dans le présent, la pièce ne peut pas vraiment se démoder. La
démonstration éclatante du film Les rêves
dansants montre l’importance de la création « participative » de
Pina Bausch. « D’une certaine façon, mon travail est une seule et longue
pièce. Les créations continuent à vivre à travers moi, à travers mes
interprètes. »
Fanny Franssen et Dorothée Sers-Hermann
(Pour aller plus loin : Pina Bausch, entretiens réalisés par Philippe Noisette, Mot pour Mot, Van Dieren
Éditeur, Paris, 1997 ; Odette Aslan,
Pina Bausch I, des chorégraphies aux
pièces et Pina Bausch II :
D'Essen à Wuppertale, revues Théâtre/Public nos 138 et 139, Gennevilliers,
1998 ; Susanne Schlicher, Tanztheater traditionen und Freiheiten, Rowohlt, 1987 ;
Raimond Hoghe, Tanztheatergeschichte, Suhrkamp,
Francfort, 1986.)
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