La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
Son regard exigeant et libre parcourait les arts passés et présents,
l'image et le langage,
dans des travaux inédits et de qualité.

Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

samedi 5 février 2011

Du voyageur photographe

Par le P. Jean-Jacques Launay
© Josef Baar 2011

À peu près partout, de nos jours, qu’il s’agisse d’un site naturel ou d’un monument d’architecture, d’un musée ou d’un édifice sacré, nous observons un public de plus en plus dense et affairé, dont le regard et le comportement sont captifs de l’appareil photographique ou de la caméra vidéo.
Les lieux touristiques, culturels, sont assaillis par des hordes de prédateurs dont la passion quasi compulsive dévore instinctivement, en apparence, les objets les plus nobles comme les plus frivoles. Tour à tour règnent sans partage et sans pudeur la frénésie autobiographique, la mise en scène de soi ou
de ses aimés, et l’activisme du « collectionneur » pour qui la boulimie des prises de vues est un réflexe conditionné.
Quelle est l’intelligence des choses et des lieux ? On se le demande en vain. Quand le preneur prend-il le temps de goûter ce qui se passe sous ses yeux ? Peut-il, en un éclair, accueillir le témoignage d’un siècle, d’un art, d’une élaboration coûteuse et lente, riche de tout un substrat social, économique, culturel ? Le paysage aussi bien que le monument ou l’objet sont le fruit d’un contexte qui, pour une grande part, les explique et les justifie. Est-il raisonnable et profitable de laisser de côté la connaissance
pour ne se livrer qu’à la délectation immédiate, consommatrice, d’une jouissance esthétique ? N’y-a-t-il pas là le risque d’un comportement matérialiste qui rend peu apte à la contemplation et à la vraie compréhension des sites et des oeuvres d’art ?
Pêle-mêle, les gens s’engouffrent avec les mêmes attitudes dans des endroits aux significations radicalement différentes, insouciants ou inconscients du trouble qu’ils peuvent provoquer, apportant une perturbation de l’atmosphère qui peut dénaturer le site tant pour eux-mêmes que pour les autres. Le déficit enduré peut être lourd, au point de faire manquer à quelqu’un l’occasion d’une très belle rencontre ou d’un événement intense, spirituel ou esthétique.

La quête esthétique est un travail. Elle suppose une approche qui sollicite le désir, une empathie, une familiarité érudite, un amour de l’excellence. Plus on est cultivé, plus on est à même de goûter à sa juste valeur le signifiant en mesurant l’effort représenté, la complexité surmontée, l’originalité victorieuse de la léthargie endémique, la novation attestée, l’élégance sauvegardée, enfin ce qu’on peut appeler la classe. Certes, il faut beaucoup voir en ce qui concerne les tous « Beaux-Arts », mais il faut aussi modérer son instinct de possession afin de ne pas regarder les choses vulgairement mais délicatement, respectueusement, se donnant ainsi la chance de pouvoir les connaître presque intimement, dans la variété parfois infinie de leurs nuances.
Les spectacles qu’offre le monde sont toujours des manifestations de la création ou de l’humanité et ils portent ainsi une sorte d’aura ou de sacralité, à nos yeux de fils de la terre et de frères des hommes. Ils sont comme un grand livre d’icônes qui nous renvoie à nous-mêmes et à nos questionnements existentiels. Ils sont formateurs et vivifiants. Ils tracent pour nous un chemin qui est celui de l’histoire et de la mémoire heureuse, au moins de celles qui contribuent à donner le sens sans qui la vie serait sans
but.
La photographie elle-même ne peut se résumer à la fonction simplement ludique ou documentaire. N’est-elle pas alors fragile et par trop prosaïque ? Qui peut prétendre sérieusement exprimer ou au moins relater l’art, la diversité de la nature, au moyen de clichés saisis à la sauvette, emmagasinés tels des marchandises dans l’hypothétique attente d’un tri futur ? Une oeuvre d’art ou un passionnant voyage ne se conservent pas par des mises en fiche stéréotypées dignes de registres de police. La photographie doit servir son objet en faisant « chanter » le sujet et en lui prêtant un rendu suggestif et éloquent. L’art du photographe, même non professionnel, doit s’appliquer à traduire le sujet dans son esprit comme dans sa forme. Alors, seulement, la prise de vue pourra être à la fois belle et intelligente. Même sans vouloir faire de la photographie reconnue comme chef d’oeuvre du genre – là où elle serait une oeuvre d’art volontaire et à part entière, se substituant au sujet artistique lui-même – la photographie de l’amateur d’art ne peut se passer d’un souci d’expression, à défaut duquel l’art ne sera pas servi et la photographie non plus.

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