La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
Son regard exigeant et libre parcourait les arts passés et présents,
l'image et le langage,
dans des travaux inédits et de qualité.

Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

samedi 1 janvier 2011

Le Dieu de Poètes - Poésie et incarnation


Josef Baar, 2011 (DR)
par Arina Kouznetsova

Figure souvent interrogative pour le poète, Dieu se définit peu à peu par l'exploration de l'intériorité, par la construction de soi dans la parole, ce Logos qui participe du divin et de l'humain.

Définir Dieu pour un mystique (ou pour un poète) revient à se définir soi-même. Marie-Madeleine devant le tombeau vide entend le « jardinier » prononcer son nom, et c’est à ce moment-là qu’elle le reconnaît. Renvoyée à elle-même, l’âme humaine se rend capable de découvrir l’Autre, Celui qui la dépasse infiniment. « Ô délice divin de devenir soi-même! », s’exclame la poétesse contemporaine Lydie Dattas. Donc, plus un poète s’approche de sa propre essence, du mystère de sa personne, plus il s’incarne dans son langage, plus Dieu s’ouvre à lui ; par conséquent plus son oeuvre devient universelle et plus elle est pénétrée du divin. Dante a nommé son grand poème tout simplement Commedia ; ce sont les lecteurs émerveillés par ces incroyables aventures, peu de temps après son apparition, qui rajouteront l’adjectif « divina ».

Mais le « Dieu des poètes » a une particularité : il n’est pas un objet ni une personne parmi d’autres. Il reste toujours (qu’il existe ou non pour l’auteur du poème) une figure de l’interrogation. Le poète se pose toujours la question : pourquoi le buisson ardent brûle-t-il sans se consumer ? La poétesse russe Marina Tsvetaieva, dans son poème « Lettre du
Nouvel An », dédié à la mort de Rilke, compare Dieu à un arbre qui grandit éternellement ; elle se demande s’il y a au-dessus d’un Dieu encore un autre Dieu… Et c’est la seule question du poète qui soit véritablement fondée, c’est une version poétique de la vie éternelle, qui n’a rien à voir immédiatement avec la théologie ou l’athéisme « officiels ». La réponse à cette question sera toujours négative, apophatique.

Dans la pensée moderne il y a une tendance de mettre l’écriture sous la dépendance directe de la mort (ou de l’inconnu, ou de l’Ouvert, qui sont les formes de la transcendance temporelle). Cela permet bien sûr d’approcher des choses profondes, essentielles, d’explorer la création, la liberté personnelle qui peut aller jusqu’au suicide, mais cela ne résout pas le problème de l’impasse ontologique.
La seule possibilité d’éviter cette impasse est de ressentir que la véritable liberté n’appartient pas au monde visible. Levinas appelle cette appartenance l’Infini par lequel l’amour devient possible. La poésie reflète cet enracinement de l’être humain dans l’infini incréé, indépendamment des convictions personnelles des poètes, de sorte que cela ouvre sur une très grande liberté de l’identification, si bien décrite par Paul Valéry :
« La vraie incarnation est ceci : l’idée de Dieu, la présence divine, par l’activité du sens et de l’organe du divin, s’expose dans le cerveau humain, se met à la merci des accidents innombrables dont ce cerveau est précisément le lieu, le théâtre, l’auteur approprié. »
C’est précisément la description de l’aventure du sujet du poème qui est « l’auteur approprié » de son Dieu ; mais cette liberté de l’incarnation qui peut aller jusqu’au néant, dans la poésie moderne, reste possible et réelle grâce à l’idée chrétienne de la personne qui continue à définir l’homme même à notre époque.
Les orthodoxes sont particulièrement convaincus que « Dieu est devenu homme pour que l’homme devienne Dieu en lui » ; à l’image du Logos devenu chair, les poètes ont la mission parmi les hommes de rendre divine la parole humaine. Et le sens de cette mission reste intact jusqu’à aujourd’hui, dans ce monde disjoint où les gens sont plus en plus nombreux et isolés… Le poète, comme celui pour qui « il n’y avait pas de place dans l’hôtellerie », aspire à cette incarnation :

          On me dit : mais où peux-tu aller ? Sans papiers ni certificat,
          On va te chasser des hôtels, on va t’offenser de partout.
          Et si tu ne te vois pas, comment te souvenir de toi ?
          Dans le miroir tu n’es pas – mais néant, nuage, insecte éphémère.
          Ce n’est rien, lui dis-je, les étoiles sont rares, mais nous sommes nombreux,
          Nous sommes agrégats de combinaisons, de répétitions pures,
          Concoctés, comme un médicament, dans les pharmacies du ciel,
          Mélange de gouttes et de forces lumineuses.
          Sur la lune je reviendrai Lune, et Vénus sur Vénus,
          Elles reconnaîtront, même en lambeaux, leur fille...
          Nous sommes graines et semis d’étoiles.
          Je trouverai ma route, et de mes branches je ferai un pont. (1)

Se construire dans la parole : donc, s’incarner pour joindre le ciel, à partir de rien.

(1) Elena Schwarz, « Hôtel Mondehell ».

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Tous droits réservés pour chaque texte, image et vidéo. Pour toute citation, merci de mentionner les sources.