La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
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l'image et le langage,
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Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

vendredi 25 février 2011

Un homme qui parle


Josef Baar, 2004

A travers deux textes de Mario Vargas-Llosa se dévoilent les enjeux de la littérature et de la parole, plus que jamais cruciaux pour nous montrer où est notre véritable humanité ; une oeuvre de résistance à accomplir en conscience, comme le montre le peuple des Machiguengas et la place toute particulière qu'ils accordent à leurs conteurs, dont ils ont compris l'oeuvre de civilisation.



« J’ai toujours été fasciné en imaginant cette circonstance incertaine où nos ancêtres, à peine différents encore de l’animal, sitôt né le langage qui leur permettait de communiquer entre eux, ont commencé, dans les cavernes, autour d’un feu de bois, les nuits pleines de menaces – éclairs, tonnerres, grognements de fauves –, à inventer des histoires et à se les raconter. Ce fut là le moment crucial de notre destin, car c’est dans ces cercles d’êtres primitifs suspendus à la voix et à l’imagination du conteur qu’a débuté la civilisation. »1

Le livre de Mario Vargas Llosa qui m’a le plus frappée – et émue – est un ouvrage qu’il écrivit à Florence en 1985, et qui fut publié en 1987 :
L’homme qui parle2. Venu dans la capitale de la Toscane s’immerger dans la culture de la Renaissance, ayant emporté la Commedia de Dante et Le Prince de Machiavel pour les lire en regard avec les chefs d’œuvres florentins, voilà que par le biais d’une galerie obscure, découverte au hasard de ses promenades sur les traces de Laure, la bien-aimée de Dante, Vargas Llosa remarque une exposition de photographies prises en Amazonie, représentant des Indiens Machiguengas. Presque désabusé devant ce rappel du pays natal, au beau milieu du fleuron européen de la Renaissance, l’écrivain délaisse son projet initial pour revenir à un mystère qui le hante depuis que, pour la première fois, il a entendu parler de la tribu, et surtout de l’une de ses particularités – parmi d’autres tout aussi fascinantes.
Ce peuple pacifique d’Amazonie marche inlassablement. Il lui arrive de se sédentariser quelque temps, mais du jour au lendemain, les villages s’essaiment, disparaissent, n’emportant que le peu convenant à la subsistance sur la route. Les Machiguengas marchent en petits groupes, au maximum deux familles. Leurs pas donnent de l’énergie au cosmos, aident le soleil à revenir après chaque lune. Dans cette ethnie, personne n’a de nom propre ; tout est évolutif. Les tribus sont donc très éparpillées, et peut-être ces deux facultés, de marcher et de vivre solitaires, les ont-elles sauvés. En effet, dans leur apparente fragilité pacifique, ils ont résisté aux Incas, aux Espagnols, aux autres tribus plus sanguinaires – puis, à l’esclavage dans les plantations de caoutchouc (la période des « arbres qui saignent ») et enfin aux habitants de leur propre pays – déforestation, esclavage par des métis, etc.
L’on sait cependant que ce qui relie un peuple, ce n’est pas la faculté de fuir l’oppression, ou de résister : bien plutôt l’idéologie commune. Lorsque cette idéologie n’est pas totalitaire, elle n’a rien d’un gros mot. Le peuple juif a survécu en diaspora par la pratique de la religion et surtout par l’étude des textes fondateurs. Dans le cas des Indiens Machiguengas, ce qui a permis la survivance de leur civilisation, de leurs mythes, n’est pas un écrit. C’est « l’homme qui parle ». Un conteur qui récite, invente, renouvelle, mêle présent, futur, passé, de façon à construire ou reconstruire le monde et à le rendre appréhensible. Lorsque l’homme qui parle se manifeste (en effet, il fait le lien entre les familles, et il arpente la forêt afin de les retrouver chacune), aucun Machiguenga ne laisserait cette occasion de côté. On se réunit autour de lui et on l’écoute, un jour, deux jours… Il a une fonction tout à fait différente du chaman : il est la tradition, il sait la cosmogonie, il relie les événements ; il fait, enfin, des Machiguengas – peuple nomade, pauvre, disséminé – un véritable peuple. L’homme qui parle, créateur, ordonnateur, transmetteur, est la clef du mystère de l’unité et de la survivance machiguengas. L’homme qui parle est donc celui que l’on vient écouter pour se rappeler son identité. C’est aussi pour pouvoir espérer, sourire, avoir le courage de continuer à marcher, qu’existe ce besoin enfantin, mêlé de joie et de soif, de l’entendre parler ; en conversant entre auditeurs de ce qu’il transmet, la vie même de l’esprit devient tangible, par l’interprétation.
Avant d’avoir pu écrire son récit, l’auteur dut attendre des dizaines d’années. Un mystère épais flottait autour de la fonction de l’homme qui parle ; il était impossible de se renseigner sur son compte… mystère qui sera résolu bien plus tard.
Josef Baar, 2004

Qui est l’homme qui parle ? Pourquoi une telle résonnance dans nos cœurs, résonnance que nous transmet Vargas Llosa à travers sa recherche ? À quoi pourrait-il être comparé, dans notre quotidien ? Si nous devions être jugés sur nos « hommes qui parlent » (au sens strict) à nous, ceux vers lesquels on vient, devant qui l’on se réunit pour écouter… il me vient immédiatement à l’esprit la télévision ou la radio. Peut-être, quelquefois, l’on choisit. Le plus souvent, on écoute ce qu’il y a – et on sait la hauteur de certains débats. Il faut rappeler que c’est un engagement de regarder, d’écouter.

Les conteurs, les « hommes qui parlent » se sont raréfiés, ont disparu peu à peu dans la modernité. Tout au plus sont-ils cantonnés aux enfants ; pourtant, un vrai conteur ne manquera jamais d’invitations à dîner… Il y a un vrai plaisir à entendre une histoire, à la réécouter, même en la connaissant par cœur, à en apprécier les variations, les circonvolutions, même inexactes ou de galéjade. Et c’est souvent le cœur même d’une famille que d’écouter, de savoir raconter ses petites légendes.
Comment ne pas identifier « l’homme qui parle » machiguenga avec l’écrivain de nos civilisations ? « Écrire, c’est la meilleure façon de parler sans être interrompu », soulignait Jules Renard dans son Journal. J’ai des histoires préférées ; des histoires qui m’émeuvent – et toute cette somme de ce que l’on m’a raconté : c’est moi. Et c’est peut-être de ce trop-plein que naît la nécessité absolue d’écrire, même si la beauté des histoires parlées est difficile à transcrire.

Vargas Llosa vient d’obtenir le prix Nobel pour l’ensemble de son œuvre. Dans son discours de réception, « Éloge de la littérature et de la fiction », il revient sur la genèse de son écriture, et surtout sur l’importance de la littérature et de la fiction dans la société : ces deux dernières sont non seulement génératrices de progrès, mais aussi civilisatrices dans leur essence. Remontant aux origines, là où tout a commencé ; non seulement dans sa vie à lui, mais de manière plus large, dans la civilisation, il s’interroge : « Je me suis demandé parfois si dans des pays comme le mien, qui compte si peu de lecteurs et tant de pauvres, d’analphabètes et d’injustices, et où la culture reste le privilège d’un tout petit nombre, écrire n’était pas un luxe solipsiste »3, souligne-t-il. Mais jamais la littérature n’a été réservée aux hautes sphères de la société, loin s’en faut. Surtout : jamais la fiction ne leur a appartenu en propre. De plus, il y a un véritable danger à vouloir se réclamer d’un « état de nature » : « nous serions pires que ce que nous sommes sans les bons livres que nous avons lus ; nous serions plus conformistes, moins inquiets, moins insoumis, et l’esprit critique, moteur du progrès, n’existerait même pas ».
C’est que la littérature et la fiction sont loin d’être de purs divertissements ; sans elles en effet, « nous serions moins conscients de l’importance de la liberté qui rend vivable la vie, et de l’enfer qu’elle devient quand cette liberté est foulée aux pieds par un tyran, une idéologie ou une religion ». Dans les régimes totalitaires, les écrivains et intellectuels indépendants sont souvent les premiers à être surveillés ou à être purement et simplement éliminés. Parce qu’ils élargissent nos horizons. Parce qu’ils nous forcent à réfléchir, à imaginer, à comprendre. « Qu’ils le veuillent ou non, qu’ils le sachent ou pas, les fabulateurs, en inventant des histoires, propagent l’insatisfaction, en montrant que le monde est mal fait, que la vie de l’imaginaire est plus riche que la routine quotidienne. […] La littérature crée une fraternité à l’intérieur de la diversité humaine et éclipse les frontières érigées entre hommes et femmes par l’ignorance, les idéologies, les religions, les langues et la stupidité. »
Même si l’histoire sanglante du XXe siècle aurait pu faire croire à un apaisement des conflits – après l’horreur de la Shoah et de la répression communiste, force est de nous rendre à l’évidence : « rien de cela ne s’est produit. On voit proliférer de nouvelles formes de barbarie, attisées par le fanatisme ». Vargas Llosa appelle à une résistance acharnée : « Nous ne devons pas nous laisser intimider par ceux qui voudraient nous ravir la liberté que nous avons conquise dans le long et héroïque processus de civilisation. Défendons la démocratie libérale qui, malgré toutes ses insuffisances, signifie encore le pluralisme politique, la coexistence, la tolérance, les droits de l’homme, le respect de la critique, la légalité, les élections libres, l’alternance au pouvoir, tout ce qui nous a tirés de la vie sauvage […]. En affrontant les fanatiques assassins nous défendons notre droit à rêver et à faire de nos rêves la réalité. » Car la littérature, l’histoire fictionnelle, est un « havre de paix », qui nous tire du quotidien brutal pour nous élever vers le rêve, l’idéal, que nous ne pourrons jamais atteindre bien sûr, mais qui modèlera tout de même une grande partie de nos aspirations : « la fiction est plus qu’un divertissement, plus qu’un exercice intellectuel qui aiguise la sensibilité et éveille l’esprit critique. C’est une nécessité indispensable pour que la civilisation continue d’exister, en se renouvelant et en conservant en nous le meilleur de l’humain. […] De la caverne au gratte-ciel, de la massue aux armes de destruction massive, de la vie tautologique de la tribu à l’ère de la globalisation, les fictions de la littérature ont multiplié les expériences humaines, en empêchant que, hommes et femmes, nous ne succombions à la léthargie, au repli sur soi, à la résignation. »
La littérature nous forme, nous montre là où est notre véritable histoire. « C’est pourquoi nous devons continuer à rêver, à lire et à écrire, ce qui est la façon la plus efficace que nous ayons trouvée de soulager notre condition périssable, de triompher de l’usure du temps et de rendre possible l’impossible. »
Ainsi les Machiguengas, dans leur sagesse, protègent ceux à quoi ils tiennent le plus : leurs conteurs. Sans se tromper, ils ont compris que là était la clef de la survivance de leur civilisation. Leurs souffrances, leurs marches incessantes pour fuir toujours plus loin devant le danger, le harcèlement dont ils sont victimes, disparaissent à l’écoute des hommes qui parlent, au souvenir de leurs histoires. De même qu’eux, nous oublions nos peurs, nos enfermements, nos douleurs en écoutant certaines voix, certains livres. Nous trouvons des solutions en élaborant les fictions, et en lisant les hommes qui parlent, comme Vargas Llosa. Cependant, il y a nécessité de faire le tri : beaucoup d’individus se prétendant tels ne sont que des hommes qui bavardent, contournant habilement les sujets épineux ou tirant parti de sujets scandaleux sans aborder le fond des choses… et qui sont loin d’aider leurs auditeurs ou lecteurs à construire leur univers.
Dorothée Sers-Hermann
Article paru dans La nuit étoilée, numéro 4, dossier "Incarnation et exil".

1 « Éloge de la littérature et de la fiction », Mario Vargas Llosa, conférence prononcée le 7 décembre à Stockholm. Pour lire la conférence en entier, voir le site du prix Nobel : http://nobelprize.org/nobel_prizes/literature/laureates/2010/vargas_llosa-lecture_fr.html
2 Traduction d’Albert Bensoussan, Gallimard, coll. « Folio », 1992.
3 Cette citation et les suivantes sont issues de la conférence « Éloge de la littérature et de la fiction », op. cit.

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