La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
Son regard exigeant et libre parcourait les arts passés et présents,
l'image et le langage,
dans des travaux inédits et de qualité.

Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

samedi 5 mars 2011

La naissance des ailes, une lecture du film Black Swann de D. Aronofsky

par Arina Kouznetsova



Analysant ici la division manichéenne du bien et du mal, Arina Kouznetsova rapproche la vieille idée de la "supériorité" du mal d'un célèbre passage des Frères Karamazov de Dostoievski évoquant le mystère de la beauté, qui opère le retournement. Comment incarner, rechercher la beauté ?

Fritz Scholder, Le futur clone






















Comme jadis dans des prêles exubérantes

Rugissait de par l’appréhension de son impuissance

Une créature glissante, ayant senti sur son dos
Des ailes qui ne sont pas encore parues ;
Ainsi, depuis des siècles – est-ce ce bientôt, Seigneur ?
Sous le scalpel de la nature et de l’art
Crie notre esprit, languit notre chair
En donnant naissance à l’organe du sixième sens.

Nicolas Goumilev, Le Sixième Sens.




Ce film semble être une réussite à tous les niveaux, mais il m’importe peu de parler ici des performances cinématographiques, ni du jeu des acteurs (d’ailleurs remarquable), ni des influences et des citations qui sont apparemment très nombreuses, même si tous ces éléments sont extrêmement importants pour la réalisation finale et l’impression qu’elle produit. Il suffit de lire n’importe quel article de critique pour se procurer ces informations. La plupart voient le film comme un triller psychologique, avec quelques éléments d’épouvante et de psychodrame. En ce qui concerne le contenu, leur lecture peut se résumer en une seule phrase : « En quête de la perfection, la jeune ballerine devient maniaco-dépressive (ou paranoïaque), car l’être humain est faible et n’est
pas fait pour la perfection. Et tout se termine mal... » C’est vrai que tel est le plan « réel » des événements qui se déroulent devant nos yeux, et il est vrai aussi qu’on pourrait se limiter à cette vision, comme le font ces mêmes critiques. D’un autre côté, il est possible de choisir une conception purement « parabolique » et ne voir dans cette œuvre qu’une simple métaphore de l’art « qui réclame les sacrifices ». (Ce n’est pas d’ailleurs sans intérêt de considérer le film en tant que parabole de l’art devenu religion, aux racines très anciennes et au mécanisme sacrificiel, déclenché au moment où un être humain prend la décision de devenir le hiérophante de ce culte obscur et flamboyant à la fois). Mais ce que le film nous donne à voir n’est pas une métaphore. Il est évident que le réalisateur vise (peut-être même malgré lui ?) un niveau de réalité différent, voire transcendant, donc, supérieurement réel. Cet être humain, certes faible et incapable d’incarner la perfection, peut se transcender en élan transformateur, en acte de la création, se transfigurer totalement, vaincre ses pulsions et ses désirs et ceux des autres, en les sublimant en feu sacré et en sang réel. Ce n’est pas le sang d’autrui qui est versé, mais uniquement le sien… C’est dit clairement dans le final du film, lorsque l’héroïne s’imagine avoir tué sa rivale, son double ; en réalité elle transperce son propre ventre avec l’éclat d’un miroir, brisé à jamais. Elle n’a plus besoin de se refléter : l’impossible unité est atteinte par la mort sacrificielle. Ce dont il s’agit ici au fond dépasse la conception de l’art (malgré ce développement un peu trop évident concernant la perfection, qui demande à la fois l’effort et l’abandon), dépasse aussi tous problèmes esthétiques et moraux, mais touche immédiatement la condition humaine, ontologique.
Le problème qui se pose semble être à première vue élémentaire et manichéen : Nina, l’innocente qui correspond parfaitement au rôle du cygne blanc, doit réveiller en soi son double sensuel et même pervers, sinon elle n’incarnera jamais le cygne noir, Odile la séductrice, selon le scénario de Tchaïkovski. Cette opposition classique évoque « le bien et le mal » traité dans le paradigme de la psychanalyse lacanienne, c’est-à-dire assez complexe et élaborée. Je ne veux pas développer ce plan, car il y aura sûrement des spécialistes qui vont s’en occuper. Je voudrais m’approcher de ce problème de façon différente, en évoquant Dostoïevski, un des auteurs qui, selon le témoignage propre du réalisateur, a inspiré le scénario du film. On voit que cette division conventionnelle en « bonne » (et profondément inintéressante) Odette et en « méchante » (et tellement envoûtante) Odile arrange bien Thomas (le chorégraphe), qui, en mauvais démiurge (ou en artiste contemporain à la mode), essaye de refaire par son spectacle la division initiale, en reproduisant par cela non pas l’acte de la création, mais celui de la séparation… C’est pour cela qu’il veut séduire Nina, créer les tensions, déclencher les passions et les jalousies parmi les danseuses. Voici en action la vieille idée que le mal est plus intéressant et plus spectaculaire que le bien. La division, la ligne de partage passe par le sexe (ce que ce mot même indique), par la sensualité, ce qui permet de se tourner justement vers une citation très connue, mais, en règle générale, assez mal comprise du roman Les frères Karamazov. Mitia, le plus passionné et le plus artiste des quatre frères, essaye de définir la beauté : « Je veux maintenant te parler des “insectes”, de ceux que Dieu a gratifiés de la sensualité. J’en suis un moi-même, et ceci s’applique à moi. Nous autres, Karamazov, nous sommes tous ainsi ; cet insecte vit en toi, qui es un ange, et y soulève des tempêtes. Car la sensualité est une tempête, et même quelque chose de plus. La beauté, c’est une chose terrible et affreuse. Terrible, parce qu’indéfinissable, et on ne peut la définir, car Dieu n’a créé que des énigmes. Les extrêmes se rejoignent, les contradictions vivent accouplées. […] Que de mystères accablent l’homme ! Pénètre-les et reviens intact. Par exemple la beauté. Je ne puis supporter qu’un homme de grand cœur et de haute intelligence commence par l’idéal de la Madone pour finir par celui de Sodome. Mais le plus affreux, c’est, tout en portant dans son cœur l’idéal de Sodome, de ne pas répudier celui de la Madone, de brûler pour lui comme dans ses jeunes années d’innocence. Non, l’esprit humain est trop vaste ; je voudrais le restreindre. Comment diable s’y reconnaître ? Le cœur trouve la beauté jusque dans ta honte, dans l’idéal de Sodome, celui de l’immense majorité. Connaissais-tu ce mystère ? C’est le duel du diable et de Dieu, le cœur humain étant le champ de bataille. Au reste, on parle de ce qui vous fait souffrir. Arrivons donc au fait. »
Ce que souligne d’abord Dostoïevski, c’est le mystère de la beauté. Terrible, parce qu’indéfinissable, et l’homme essaie de réduire et rendre plus compréhensible celle qui échappe par nature à toute définition, à tous les cadres ; il essaye de peindre en deux couleurs ce qui n’a pas de couleur ou plutôt inclut toutes les couleurs à la fois. Et précisément dans le fait que son essence est indéfinissable réside ce qui provoque la terreur. L’être sans ailes est incapable de faire face à ce mystère. Pour l’affronter, il faut prendre le parti de la beauté, en quelque sorte l’incarner. La beauté n’est pas quelque chose de déterminé et fini, non pas quelque chose de simplement « bon » ou « mauvais », elle peut être terrible et même affreuse, elle est complexe, énigmatique. Le personnage d’Aronofsky, le chorégraphe Thomas, semble le sentir (dans la séquence de la présentation de Nina au grand public, il propose un toast à la beauté, en évoquant ces deux côtés exprimés à cet instant pour lui par Nina et Beth). Tout ce qu’il dit à Nina (ses paroles sont toujours précises, bien ménagées), elle le suit avec beaucoup de conséquence, à la lettre, en parfaite élève. Mais lui, il privilégie sans condition « l’idéal de Sodome », tandis que Nina va tout droit vers l’accomplissement de son destin tragique. En fin de compte, chacun se trouve face à ce choix. Mais il n’y a pas de schéma tout fait pour le faire. Comment donc les discerner lorsque c’est si terriblement difficile ? À partir de quel point de repère ? Et pourquoi ce discernement est-il nécessaire ?
En parlant du film, on peut voir comment l’héroïne (véritable héroïne d’ailleurs, malgré son air peureux et perdu, elle est courageuse, forte, implacable envers elle-même, affronte ses propres démons et ceux des autres sur les champs de bataille de sa vie intérieure, ce qui s’accompagne de blessures imaginaires ou réelles) fait son choix qui est admirablement proche de la voie de la sainteté (malgré les apparences). Son vœu de perfection n’a rien à voir avec l’ambition et encore moins avec la carrière ; dès le premier instant du film on sait qu’elle est fatalement destinée à sa vocation, qui la poursuit jusque dans ses rêves. Elle fait son passage obligatoire par le dédoublement, par la tentation. Le chorégraphe essaye de la former selon ce schéma noir et blanc qu’il a dans sa tête et selon lequel il a façonné la star précédente, Beth, dont on suit dans le film le déclin et l’autodestruction. Elle semble obéir, parce que le monde de « l’innocence » et de « l’enfance » où sa mère essaye, à son tour, de l’enfermer, est aussi affreux et destructeur que la vie « adulte » où la poussent ses collègues. Ni l’un ni l’autre. Cette jeune guerrière finit par échapper à tout cela, par briser le schéma, résoudre la contradiction, ne serait-ce qu’au cours de sa danse, et retrouve l’unité au prix de sa propre vie. Au fond, il n’y pas de différence entre Odette et Odile (ce que souligne aussi le fait que les deux rôles sont traditionnellement joués par la même interprète) ; mais cette énigme universelle de la beauté qui frappait Mitia Karamazov réunit en soi tous les extrêmes. Nina réussit non pas parce qu’elle s’est libérée sexuellement ou parce qu’elle a découvert son côté « nocturne », ou quoi que ce soit de ce genre, mais parce qu’au contraire elle se détache d’elle-même (et de toutes les incarnations du soi, qui sont la star précédente, sa mère, sa rivale). Elle retrouve par ce refus sa véritable essence, la force, la liberté, l’envol, la capacité quasi magique de se métamorphoser en retrouvant ses ailes. Il s’agit ici de la force cachée de l’être humain, une force issue d’une source très ancienne et négligée, qui rendait possible l’unité initiale et qui peut se révéler à l’homme moderne seulement par les voies détournées de toutes sortes de drogues, si ce n’est pas la sainteté ou la création (au fond, les deux voies se croisent, car elles sont fondées sur la négation du soi divisé et à la retrouvaille du véritable soi, uni et ouvert à la fois). La grande substitution, c’est la loi qui dirige le monde (après la chute), qui transforme ces énormes dons, tels que l’extase et la joie, en source de plaisir et en monnaie d’échange. C’est une impasse d’où il n’y a qu’une issue : le dépassement de l’homme ancien, la transfiguration christique. Et ce qui est bien étonnant chez Darren Aronofsky, qui semble être intuitivement attiré par cette voie (qu’il le sache ou non, mais ce ne peut pas être un hasard, car les mêmes motifs apparaissent parfois presque explicitement dans ses autres films, comme The Wrestler, qui forme un diptyque avec Black Swan. Remarquons, par ailleurs, qu’il a annoncé récemment une BD sur l’Arche de Noé, ajoutant que le sujet est trop vaste et compliqué pour en faire un film).
À l’une des premières étapes de son réveil, Nina contemple la statue de Fritz Scholder, l’artiste amérindien contemporain, intitulée Le futur clone. Un critique américain affirme que ce personnage « all devoured face and wings, an evil spectre that all too clearly mirrors Nina’s search for her dark side »1. C’est encore une tentative de créer une carcasse, de déterminer ce qui n’a pas de lecture univoque ; le film justement essaie de détruire par le soulignement appuyé et l’effacement final cette opposition même. En fin de compte, tout dépend de l’intention du regard…
1 http://en.wikipedia.org/wiki/Fritz_Scholder. « Ce personnage aux ailes et à la figure toutes dévorées est un spectre diabolique, qui reflète dans un miroir évident la recherche par Nina de son côté sombre. » (T.d.R.)

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

Tous droits réservés pour chaque texte, image et vidéo. Pour toute citation, merci de mentionner les sources.