La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
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Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

samedi 1 janvier 2011

Vanité et mélancolie


Laurence Olivier dans Hamlet, 1948.
Par Dorothée Sers-Hermann

La mélancolie est liée à la vanité; elle est réflexion sur le monde changeant, sur la vie qui mène à la mort. Quelle est la part des chimères et de la réalité? Que nous donnent à voir ces deux concepts, si contemporains?


Ô, cette mélancolie ! Elle s’allonge en gravité, elle descend le long des fleuves wagnériens, dans des froideurs de cadavres gris. Elle a flotté et flotte encore au-dessus de tant de têtes! La maladie de la mélancolie – selon la théorie des humeurs d’Hippocrate – lèse la pensée et fait éprouver un malaise continu, assorti d’une aversion pour les choses les plus chères ; cette « bile noire » (en grec) occasionne un sentiment mêlé de crainte et de tristesse.

C’est le spleen de Baudelaire, le desengaño (désengagement) de Don Quichotte, la furor latine ; en toutes les langues, selon les caractères des peuples, la mélancolie trouve sa traduction. En psychologie contemporaine, la mélancolie n’entre dans aucune classification définitive. Tout au plus peut-on affirmer qu’elle naît du paradoxe entre la relativité de la personne et la complexité du monde. Et Narcisse contemple son reflet, désespéré de ne pouvoir toucher l’objet de son affection, qui est en lui-même ; il ne trouvera jamais l’assouvissement de son désir, ni la paix de son âme. Dans une perspective plus littéraire, plus artistique, la mélancolie est souvent figure de la fragilité des passions humaines face à la mort inéluctable qui nous attend. Par cette seule raison, elle est profondément justifiée. L’artiste, qui cherche à chanter le monde, se trouve à la fois face à la certitude d’un entourage donné qui va disparaître – même s’il subsistera par d’autres générations – et face à l’inutilité immédiate de sa création. C’est pourquoi il est souvent la proie de cette bile noire, qui peut prendre tant de facettes : maladie d’amour, vanité de la connaissance, inutilité (apparente) de son action, solitude. Sauf que la vie contemple ce vertige. La mouche court tranquillement sur le crâne, frais ou non. (C’est l’ivresse de la solitude qui rend ceci visible ; s’il n’y a pas d’arrêt, on ne peut pas contempler cette sorte d’éclat de rire de la vie frémissante, cette victoire – temporelle – sur les cendres de l’oubli.) Tout contient la mort dès que naissant. Et c’est cette conscience qui fait tomber du côté de ce sentiment d’action inutile, du côté du retrait total et triste, forcément, de l’individu.

Même si de nos jours la mort est cachée, secrète, elle se rappelle à nous de manière régulière, comme un tic-tac régulier d’horloge, et plus nous vieillissons, plus le tic-tac s’accélère. Le sentiment de mélancolie
dû aux inévitables pertes – oui, je me souviens – se saupoudre d’autre chose : la vanité de nos vies, de nos gestes, de nos folles volontés de jeunesse évanouies, auxquelles l’on songe en souriant ou en pleurant.

La vanité et la mélancolie sont deux notions extrêmement proches, mais elles contiennent des extensions qui sont différentes, et qui peuvent aider à comprendre en profondeur ce mal qui nous harponne souvent. Selon le Vocabulaire européen des philosophies, le terme de « vanité », en hébreu (hévèl), signifie « buée, haleine, et fait partie du répertoire […] de l’eau, l’ombre, la fumée, qui décrivent dans la poésie hébraïque la fragilité humaine ». C’est, littéralement, un « brouillard du matin qui ne dure pas ». « Le mot signifie l’être illusoire des choses, leur absurdité, et par conséquent la déception qu’elle réserve à l’homme. » En passant au latin vanitas, la notion s’augmente d’un jugement: c’est un sentiment de futilité, d’inutilité, d’inconsistance – et même un amour-propre excessif, une extension de l’orgueil.

Prendre conscience de la vanité des choses, c’est se rendre compte que tout passe. C’est ainsi… Et alors viennent deux réactions. La première, c’est la mélancolie. Elle retire l’individu de l’action, du monde, et le fait s’arrêter dans un mouvement un peu semblable à l’angoisse, mais beaucoup plus réaliste, étreignant beaucoup plus de choses que cette dernière : le fond de la mélancolie est une prise de
conscience. Cependant l’imagination tourne. À vide, certes, rassemblant toutes choses pour créer des chimères détachées de la réalité. Douloureuses chimères ! De l’attirance dans ce trou béant, noir, de mort, qui nous « aura » tous, provient la douleur, cette douleur qui fait éprouver le besoin de réalisme, de vrai, de sinistre. À la mesure de l’absurdité de la vie. À quoi bon ? Et pourquoi ferais-je ? À quoi bon, puisque toute bougie s’éteint ? La mélancolie occasionne souvent un large retour sur soi, une interrogation sévère au tréfonds de soi-même. Et c’est ici que peut intervenir le surnaturel. Hamlet doit passer par la tristesse et la mélancolie – en fait, l’abandon du monde – avant de voir apparaître le spectre de son père, qui lui révélera la vérité sur les choses cachées qui se sont passées autour de lui. Cette vérité lui fera prononcer le célèbre To be or not to be, poème-vanité dans le plus pur sens du terme. Aux temps du romantisme, cette attirance pour la mélancolie (peut-être une prescience de la décadence de nos temps ?) se fait plus morbide, comme si l’on avait besoin de repousser les limites. Bien sûr, le Moyen-Âge a eu son lot d’oeuvres d’art liées à la mort (danses macabres, gisants où l’on voit grouiller des vers), mais dans l’ensemble c’était plutôt un rapport joyeux et lucide. Au XIXe siècle, on voit naître tout autre chose. C’est le désespoir d’Heathcliff qui a vu Catherine (1), son seul amour, mourir. Désespoir qui aboutit à une scène morbide par excellence : Heathcliff déterre Catherine afin de l’embrasser – et peut-être plus –, repoussant les limites entre vivants et morts. C’est la mélancolie du romantisme : sommes-nous de misérables pantins manipulés par l’univers ? Dieu est-il mort lui aussi, puisqu’il est absent ? Les os pourrissants de ceux que nous avons aimés ne renferment-ils plus qu’une ironie mordante par contraste avec leur vie passée ? Oui, nous ne sommes que souffle… un souffle bientôt tari; mais un souffle tellement intense qu’il apparaît impossible de se résoudre à la disparition totale. Alors, l’on se tourne vers le « surnaturel », en se trompant un peu : spiritisme, alchimie – ou expérimentation de toute la panoplie des biens immédiats. Car il faut combler le manque, il faut se rassurer, faire se taire la voix qui crie dans nos têtes ! Une tendance au désenchantement si actuelle : on fuit à tout prix la noirceur et l’ironie de la vie. 


Ce que l’on cherche, en fait, c’est à voir la résurrection (2). Mais le chemin est très long pour la comprendre, et l’homme veut aller vite. Ici, la vanité intervient comme un pansement sur la mélancolie. Elle permet de voir ce que nous repoussons avec l’intensité du désespoir, et bizarrement, voir face-à-face la vérité – la mort, mais aussi la vie qui fleurit, entêtée – et donc de mieux orienter sa vie. Rappelons-nous : la vanité est « un brouillard du matin qui ne dure pas ». Le memento mori est une extension de la célèbre injonction philosophique : « Que fais-tu de ta vie, toi qui es condamné à mort ? » À partir de cette certitude naît une possibilité : faire quelque chose de sa vie. C’est-à-dire se développer, sous le regard de Dieu ou non, en tout cas sous le regard des générations à venir : accomplir notre nature, très exactement comme la fleur se développe dans sa
beauté et meurt. Jusqu’à sa renaissance, dans notre souvenir et dans la graine qu’elle a laissée.


(1) Les Hauts de Hurlevent (Wunthering Heights), Emily Brontë, 1847.
(2) Dans le roman éponyme de Tolstoï, le héros, Nekioudoff, sort de sa mélancolie, de son face-à-face avec le mal, par la prise de conscience de l'amour du Christ et de sa résurrection (Résurrection, Leon Tolstoï, 1899).

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