La Nuit Etoilée fu
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Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

mardi 14 février 2012

Pour une nouvelle révolution: des vies belles et riches de sens

Alexandre Rodchenko, Jeune pionnière, 1930 (DR).
par Dorothée Sers-Hermann

Nous espérons sourdement la révolution, tout en la redoutant car elle est presque toujours sanguinaire, et n'aboutit qu'à un retour des mêmes élites au pouvoir. Il est urgent de se pencher sérieusement sur les moyens de "réussir" la révolution, et sur les raisons des échecs précédents. Quelle peut être cette nouvelle révolution auquel nous appelle notre XXIe siècle?
Évoquer la révolution, c’est rentrer dans un amoncellement de faits, d’idées, de références qui prennent à la gorge et noient dans l’ambigüité : la révolution peut-elle être positive, alors qu’elle a déjà produit tant de guerres ? Y aurait-il une idée de révolution pour racheter les autres, toujours sanguinaires ? Une révolution collective peut-elle être réussie, lorsqu’on constate aujourd’hui que la fameuse « conscience de classe » est en train de disparaître au profit de l’affirmation de l’individu ? Et de quelle révolution parler, des révolutions historiques, sociales, littéraires – sans oublier ce « style » révolutionnaire, qui déguise bien des conservateurs ?
Y a-t-il, dans nos sociétés fatiguées des utopies mais appelant sourdement à la révolution, une possibilité réelle pour celle-ci ? L’enjeu de la réflexion prend une importance de plus en plus grande, lorsque nos démocraties semblent être gagnées, une à une, par la révolte des peuples. Quelle serait une démarche révolutionnaire intelligente ?

I. Révolution collective. Son cycle
Le désir de révolution provient d’une tension vers un « meilleur » réel ou fantasmé, tension inhérente au vivant, et précisément à l’homme, qui peut « prévoir » son futur et agir pour que celui-ci soit meilleur.
L’idée d’une révolution « positive » est née tardivement à la Renaissance. Du monde antique au Moyen-Âge, la révolution est considérée unanimement comme une force très destructrice[1]. C’est en effet un « retour en arrière » au sens propre du mot latin, revolvere, qui décrit à l’origine le retour d’un astre à son point de départ, après son tour sur orbite. Avec les humanistes de la Renaissance naît l’idée d’une société meilleure, qui trouvera son aboutissement dans les généreuses idées des Lumières. À partir de la Révolution française, une fièvre révolutionnaire parcourt le monde ; du passé il faut faire table rase, et reconstruire ; ce ne sont plus des révoltes ou des jacqueries, mais des révolutions.
La plupart des révolutions, animées par les belles idées de paix et de bouleversement positif du politique, ont abouti en fait à ce retour du même : elles amènent toujours de nouvelles élites au pouvoir, élite se produisant d’elle-même à force d’opiniâtreté, d’exploitation des réseaux et de manèges politiques et financiers.

Notre époque, marquée par les bains de sang et les échecs, est effrayée par la révolution, qu’elle sait par expérience non seulement destructrice, mais aussi invalide dans ses accomplissements. Et pourtant, rien ne nous démange plus qu’un renversement du système. Les sources d’une possible insurrection sont les mêmes que toujours : inégalité des chances, restriction des libertés, pauvreté, vol d’avenir, et surtout ce désagréable sentiment de ne pouvoir intervenir dans la marche de son propre pays.
Or risquer la révolution, c’est non seulement renverser, déstabiliser, mais encore avoir une idée précise de ce qu’il faut construire derrière. Une révolution ne naît que de cette idée d’un meilleur possible, de la conscience collective d’une nouveauté possible – ou encore d’une situation tellement pourrie à la base que de toute façon elle devient inévitable – le moment de réfléchir viendra après.
Pour ne pas construire n’importe quoi, il faut une touche d’innovation qui rende possible, effective sur le long terme la révolution, de nouvelles idées qui la mettent en marche parce qu’elle n’a pas été expérimentée, et parce que de cette nouvelle manière, espérons, une élite autre, plus humaniste, sera mise au pouvoir. C’est en ce sens que les propos de ce révolutionnaire tunisien de Gafsa, après la révolution du Jasmin, doivent être interprétés : « On ne cherche pas des salaires importants, on veut juste travailler. Toutes ces destructions et ces contestations ne sont pas une bonne chose, mais que faire ? On ne connaît pas la démocratie. C'est la mission des intellectuels de nous l'enseigner. »[2]

II. Du collectif à l’individu. Le courage de la désillusion
« Le secret de l’action, c’est de commencer », disait sagement Alain. Or on sait que toute nouvelle révolution est destructrice, en ce sens qu’elle use de violence et de terreur intellectuelle – on ne peut plus dire ce que l’on pense, on est apeuré. C’est le signe d’une révolution ratée, celle-là même qui amènera les mêmes élites au pouvoir ; les « nouveaux riches » tant détestés de la vindicte populaire, ceux dont on a voulu la disparition. Rien de plus déprimant de voir qu’à nouveau, le sang n’a pas « réglé » ce problème de la mauvaise élite au pouvoir.
Autre problème, l’enthousiasme soulevé par le changement retombe rapidement, disparue l’excitation de l’instant. On veut bien changer les choses, mais que les troubles durent, non. C’est lorsque le peuple se fatigue de l’inconfort de la révolution qu’arrivent les « hommes forts », l’élite nouvelle, qui dans l’horizon brouillé du chaos propose une direction. Parce que si les révolutionnaires sont souvent capables d’orchestrer la chute du pouvoir, ils ne peuvent pas toujours le prendre effectivement, à moins de faire couler le sang.
La révolution a éveillé des désirs sourds, humains, d’idéaux : paix, justice, fraternité… Et c’est le fameux retour de vis du même, le retour en arrière redouté, qui se met en place presque paisiblement. On élit le « moins pire », chère Démocratie, car tu es ce système-là dénoncé par Platon il y a plus de deux millénaires.

Alors, que faire ? Deux pistes : la révolution « prend » parce qu’elle réunit la collectivité dans un mouvement de refus de l’intolérable (misère, inégalités…), échoue parce que la collectivité n’arrive pas à rentrer dans un consensus, et entraîne ce « que le meilleur gagne » qui amène justement des rapaces au pouvoir, souvent pires que les précédents. Il y a donc une piste du côté individuel, qui rejoint précisément une des particularités de notre époque, où le peuple ne peut plus être défini par « classes sociales » mais plutôt par individus. Autrement dit, il faut voir comment la révolution peut passer par une transformation individuelle plutôt que collective, car les mouvements de foule amènent toujours des débordements sanguinaires, en particulier lorsque la conscience d’un changement inévitable exacerbe la volonté de destruction.
Un travail mental et individuel, qui serait le résultat d’une véritable éducation à la citoyenneté, d’un regard objectif sur le monde, d’une décision individuelle de transformation, spirituelle et profonde, menée à terme par un apprentissage, semble la seule solution pour éviter le retour de bâton du même. Il ne s’agit pas ici de faire de l’angélisme ; c’est presque une utopie d’affirmer que chaque individu peut opérer ce changement en lui-même. Il faut avoir le courage de faire face à cette désillusion. Cependant, cette prétendue utopie s’est matérialisée au XXe siècle, et elle peut être la clef de la réussite du XXIe.

Gandhi. "Vivre simplement pour que tout
simplement tout le monde puisse vivre."
(Photo M. Burke)
III. La transformation pacifique : la clef d’une révolution réussie
Plusieurs grands combats du XXe siècle ont en effet été gagnés par ce changement de point de vue : la ségrégation des Noirs aux États-Unis, l’indépendance indienne obtenue par Gandhi. Nous connaissons bien ces révolutions douces, non-violentes, animées par des sittings et des marches pacifiques. Nous avons en tête les images de ces femmes et de ces hommes ne résistant pas par la violence, et surtout n’y ripostant pas ; protestations qui élèvent le débat précisément là où il a une chance d’être gagné : à hauteur spirituelle.
Dans ces révolutions, la seule violence provient de ceux qui répriment les manifestations ; violence rendue d’autant plus inacceptable qu’elle n’a pas de réponse de l’autre côté. Il n’y a donc pas la possibilité de confondre les hommes s’affrontant, puisque les uns sont violents alors que les autres ne le sont pas. Injustice d’autant plus criante, et de ce fait beaucoup plus percutante qu’une banale émeute.
C’est ici que la révolution se détache de la violence. Elle ne naît plus d’un ennui, ou d’une colère aussi promptement exprimée qu’arrêtée. Elle devient non pas un appel à la destruction, mais un appel à la transformation ; cette dernière étant rendue inévitable par le fait d’une évolution qui devient obligatoire. Un total bouleversement de valeurs : il ne faut pas nécessairement passer par une destruction totale (c’est-à-dire, une table rase du passé), il est possible de trouver une deuxième voie qui fonctionne.

Le lien entre la mort et la révolution est évident : pour construire, il faut détruire. Dans la transformation (ce qui devrait être le but fondamental d’une révolution), nous retrouvons cette idée de mort : si je veux me transformer, je dois accepter de laisser le « vieux moi », qui ne correspond plus à la situation présente, mourir, disparaître, afin de laisser la place au nouvel homme que j’ai décidé d’être.
De fait, une révolution menée avec cette transformation initiale (ici, la volonté de ne pas être violent) a bien plus de chances d’aboutir à une réussite, à une véritable transformation, qu’une révolution banale, où le discours légitime du révolutionnaire court le risque d’être noyé dans le conflit et le sang. Notre époque l’a compris, avec ces rassemblements pacifiques des Indignés, que nous avons vu ces derniers temps dans tous les pays malmenés. On opposera que ce système ne marche pas toujours, et aboutit souvent à un durcissement exaspéré de l’action, qui devient violente faute de succès – un exemple tout récent est celui de la Grèce, qui court le risque de s’enflammer définitivement sous l’effet de la misère. Mais nous savons que c’est justement cette violence qu’il faut éviter, car elle maquille la légitimité.

C’est pourquoi nous parlerons ici de sagesse, de transformation au niveau individuel pour que le collectif puisse fonctionner. Un changement de regard. Pour opérer enfin une véritable révolution, il faut – et c’est un devoir urgent – se placer d’abord au niveau individuel, chercher la clef d’une unité en son propre espace et en son propre temps, peu importe la situation à laquelle on soit confronté. Au lieu de montrer les poings – car ce serait tout ce qu’il nous reste – sortons nos esprits, réfléchissons et transformons. Cette décision spirituelle menée en profondeur ne peut s’accomplir sans l’éducation, offrant la possibilité de sortir d’un esclavage spirituel pour recouvrer une véritable liberté. Non forcément une éducation scolaire, mais bien plutôt par expérience directe de la société qui nous entoure, avec l’individu comme socle.

IV. Le vrai « monstre révolutionnaire » : une vie riche de sens
Retrouver la véritable idée de révolution, sous les vastes champs de commentaires qui se sont accumulés sur elle, est un des buts de cette transformation spirituelle. « J’assiste à l’éclosion de ma pensée, je la regarde, je l’écoute : je lance un coup d’archet, la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un bond sur la scène… »[3] Rimbaud décrit ici le processus transformateur, qui suit la mise à l’écart de son individu par rapport à la société, à l’ordre établi, à ce qui est prévu, et qui aboutit à l’éclosion d’une pensée libre. C’est la construction du « monstre révolutionnaire » qui, de toute façon, choquera la société puisqu’il est nouveau. Un dérèglement par rapport aux façons de penser habituelles, qui se rapproche d’une révélation quasi prophétique.
Dans les légendes et dans la mythologie, l’ascension spirituelle est souvent marquée par un abandon de soi – non de son individualité, mais de l’ancien « moi » - qui transforme durablement le protagoniste. Pendant l’épreuve – qui est celle de la vie, tout simplement – il y a changement de statut et accès à une richesse. Le héros trouve sa voie, son sens.

L’exemple d’Etty Hillesum[4] fournit des indications sur cette marche spirituelle pacifique vers l’autre et vers la révolution intérieure. Déportée à Westerbork, camp de transit vers les camps de la mort, elle opère une transformation spirituelle éblouissante. D’égoïste déprimée à la vie confortable, peu à peu elle en vient, dans les pires conditions de vie et dans le spectacle de la violence la plus extrême, à trouver la vie « pleine, belle et riche de sens », à exister pour la première fois dans le don total à l’autre et à l’existence. La souffrance ne lui fait plus peur ; elle l’accepte comme faisant partie de la vie et tente d’en combattre les représentations, qui semblent apparenter l’homme à l’animal – et qui conduisent aux pires exactions.
Grâce à son Journal, nous pouvons suivre la révolution spirituelle qui a mené Etty à passer de l’esclavage à la liberté absolue, alors même que cette liberté lui était refusée corporellement. Lorsqu’elle vit à Amsterdam, c’est une jeune femme qui se veut révolutionnaire, libre de mœurs et d’esprit. Elle possède ce désir du savoir, du connaître, qui la fait se sentir misérable bien souvent. Dès lors qu’elle entreprend son récit, pour justement lire mieux en elle-même, commence une conversion de son âme. Au lieu d’aller vers elle-même, elle se tourne vers l’Autre, et plus particulièrement comprend que sa soif est en réalité celle du Tout-Autre, celle de ceux qui l’entourent – étrangers intimes – et de Dieu. Au lieu de monter sur les ruines de sa civilisation et de crier à sa destruction dans les flammes, elle apprend à s’agenouiller toujours plus bas à son chevet, à l’assister des soins de son humanité, à construire et guérir enfin.
C’est alors que naît en elle une joie qui grandit de jour en jour et lui donne la force de voir les événements à travers une transfiguration de ceux-ci. Autrement dit, voir plus loin : le « monstre révolutionnaire » se construit ici ; ce n’est pas un système collectif anéantissant, détruisant, mais une décision spirituelle qui se construit patiemment, degré par degré. L’affirmation du moi passe par la reconnaissance de l’autre. Car la vraie révolution, la vraie force, est ici : refuser la violence, ne pas accepter l’inacceptable au prix d’un bonheur futur improbable, mais faire et discerner, dans l’instant présent, avec toute la force de sa volonté ; risquer enfin de voir ce qui est beau en l’homme plutôt que ses inévitables misères.


C’est là la véritable, l’actuelle révolution qu’il faudrait que nous menions, tous, à un niveau individuel. Certes, on peut dire que la majorité des personnes n’est pas prête à effectuer cette transformation. C’est manquer de foi en l’homme, qui est peut-être capable du pire, mais aussi du meilleur. Une révolution pacifique aboutit toujours, car elle est en avance sur l’oppresseur, elle répond d’avance à la violence qui se décrédibilise d’elle-même. Le « monstre révolutionnaire » est à construire avec un changement de conscience, qui réponde à la volonté d’évolution humaine en ce qu’elle a de plus précieux, et qui fournisse les idées nécessaires à la construction d’une société meilleure, en risquant aussi d’être critiqué, battu, violenté. C’est là le point commun des révolutions « réussies », qu’elles soient révolutions d’idées ou artistiques – pensons aux révolutions de la Pléiade, du XVIIe siècle, des Lumières, des Romantiques, des peintres abstraits – ou encore politiques : leurs idées suscitèrent de l’incompréhension, du mépris, de la haine et de la violence, mais elles sont communément partagées aujourd’hui.
Risquons donc cette révolution, ce changement de conscience individuel, qui sort de son égoïsme et s’ouvre à l’universel – car l’humanité tout entière est appelée à cette transformation du regard. Nos vies en seront, à coup sûr, tirées de la tristesse d’un monde sans issue, tirées de la violence, pour s’accomplir dans la plénitude d’une vie belle et riche de sens, car transformée par l’élévation spirituelle et par la conscience de la justice de ce combat révolutionnaire.



[1] British Encyclopaedia, article « Revolution ».
[2] Le Point, 29/11/2011 (l'article est en ligne ici).
[3] Rimbaud, Lettre du voyant à Paul Demeny.
[4] Voir Une vie bouleversée, qui contient son Journal et les Lettres de Westerbork, traduction de Philippe Noble, Points Seuil, 1985.

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