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Alexandre Rodchenko, Jeune pionnière, 1930 (DR). |
par Dorothée Sers-Hermann
Nous espérons sourdement la révolution, tout en la redoutant car elle est presque toujours sanguinaire, et n'aboutit qu'à un retour des mêmes élites au pouvoir. Il est urgent de se pencher sérieusement sur les moyens de "réussir" la révolution, et sur les raisons des échecs précédents. Quelle peut être cette nouvelle révolution auquel nous appelle notre XXIe siècle?
Évoquer la révolution, c’est
rentrer dans un amoncellement de faits, d’idées, de références qui prennent à
la gorge et noient dans l’ambigüité : la révolution peut-elle être
positive, alors qu’elle a déjà produit tant de guerres ? Y aurait-il une
idée de révolution pour racheter les autres, toujours sanguinaires ? Une
révolution collective peut-elle être réussie, lorsqu’on constate aujourd’hui
que la fameuse « conscience de classe » est en train de disparaître
au profit de l’affirmation de l’individu ? Et de quelle révolution parler,
des révolutions historiques, sociales, littéraires – sans oublier ce
« style » révolutionnaire, qui déguise bien des conservateurs ?
Y a-t-il, dans nos sociétés
fatiguées des utopies mais appelant sourdement à la révolution, une possibilité
réelle pour celle-ci ? L’enjeu de la réflexion prend une importance de
plus en plus grande, lorsque nos démocraties semblent être gagnées, une à
une, par la révolte des peuples. Quelle serait une démarche révolutionnaire
intelligente ?
I. Révolution collective. Son cycle
Le désir de révolution provient
d’une tension vers un « meilleur » réel ou fantasmé, tension inhérente
au vivant, et précisément à l’homme, qui peut « prévoir » son futur
et agir pour que celui-ci soit meilleur.
L’idée d’une révolution
« positive » est née tardivement à la Renaissance. Du monde antique
au Moyen-Âge, la révolution est considérée unanimement comme une force très
destructrice[1].
C’est en effet un « retour en arrière » au sens propre du mot latin, revolvere, qui décrit à l’origine le
retour d’un astre à son point de départ, après son tour sur orbite. Avec les
humanistes de la Renaissance naît l’idée d’une société meilleure, qui trouvera
son aboutissement dans les généreuses idées des Lumières. À partir de la
Révolution française, une fièvre révolutionnaire parcourt le monde ; du
passé il faut faire table rase, et reconstruire ; ce ne sont plus des
révoltes ou des jacqueries, mais des révolutions.
La plupart des révolutions,
animées par les belles idées de paix et de bouleversement positif du politique,
ont abouti en fait à ce retour du même : elles amènent toujours de nouvelles élites au pouvoir,
élite se produisant d’elle-même à force d’opiniâtreté, d’exploitation des
réseaux et de manèges politiques et financiers.
Notre époque, marquée par les
bains de sang et les échecs, est effrayée par la révolution, qu’elle sait par
expérience non seulement destructrice, mais aussi invalide dans ses
accomplissements. Et pourtant, rien ne nous démange plus qu’un renversement du
système. Les sources d’une possible insurrection sont les mêmes que
toujours : inégalité des chances, restriction des libertés, pauvreté, vol
d’avenir, et surtout ce désagréable sentiment de ne pouvoir intervenir dans la
marche de son propre pays.
Or risquer la révolution, c’est
non seulement renverser, déstabiliser, mais encore avoir une idée précise de ce
qu’il faut construire derrière. Une révolution ne naît que de cette idée d’un
meilleur possible, de la conscience collective
d’une nouveauté possible – ou encore d’une situation tellement pourrie à la
base que de toute façon elle devient inévitable – le moment de réfléchir
viendra après.
Pour ne pas construire n’importe
quoi, il faut une touche d’innovation qui rende possible, effective sur le long
terme la révolution, de nouvelles idées qui la mettent en marche parce qu’elle n’a pas été expérimentée,
et parce que de cette nouvelle manière, espérons, une élite autre, plus
humaniste, sera mise au pouvoir. C’est en ce sens que les propos de ce
révolutionnaire tunisien de Gafsa, après la révolution du Jasmin, doivent être
interprétés : « On ne cherche pas des salaires importants, on veut
juste travailler. Toutes ces destructions et ces contestations ne sont pas une
bonne chose, mais que faire ? On ne connaît pas la démocratie. C'est la mission
des intellectuels de nous l'enseigner. »[2]
II. Du collectif à l’individu. Le courage de la désillusion
« Le secret de l’action,
c’est de commencer », disait sagement Alain. Or on sait que toute nouvelle
révolution est destructrice, en ce sens qu’elle use de violence et de terreur
intellectuelle – on ne peut plus dire ce que l’on pense, on est apeuré. C’est
le signe d’une révolution ratée, celle-là même qui amènera les mêmes élites au
pouvoir ; les « nouveaux riches » tant détestés de la vindicte
populaire, ceux dont on a voulu la disparition. Rien de plus déprimant de voir
qu’à nouveau, le sang n’a pas « réglé » ce problème de la mauvaise
élite au pouvoir.
Autre problème, l’enthousiasme
soulevé par le changement retombe rapidement, disparue l’excitation de
l’instant. On veut bien changer les choses, mais que les troubles durent, non.
C’est lorsque le peuple se fatigue de l’inconfort de la révolution qu’arrivent
les « hommes forts », l’élite nouvelle, qui dans l’horizon brouillé
du chaos propose une direction. Parce que si les révolutionnaires sont souvent
capables d’orchestrer la chute du pouvoir, ils ne peuvent pas toujours le
prendre effectivement, à moins de faire couler le sang.
La révolution a éveillé des
désirs sourds, humains, d’idéaux : paix, justice, fraternité… Et c’est le
fameux retour de vis du même, le retour en arrière redouté, qui se met en place
presque paisiblement. On élit le « moins pire », chère Démocratie,
car tu es ce système-là dénoncé par Platon il y a plus de deux millénaires.
Alors, que faire ? Deux
pistes : la révolution « prend » parce qu’elle réunit la
collectivité dans un mouvement de refus de l’intolérable (misère, inégalités…),
échoue parce que la collectivité n’arrive pas à rentrer dans un consensus, et
entraîne ce « que le meilleur gagne » qui amène justement des rapaces
au pouvoir, souvent pires que les précédents. Il y a donc une piste du côté
individuel, qui rejoint précisément une des particularités de notre époque, où
le peuple ne peut plus être défini par « classes sociales » mais
plutôt par individus. Autrement dit, il faut voir comment la révolution peut
passer par une transformation individuelle plutôt que collective, car les
mouvements de foule amènent toujours des débordements sanguinaires, en
particulier lorsque la conscience d’un changement inévitable exacerbe la
volonté de destruction.
Un travail mental et
individuel, qui serait le résultat d’une véritable éducation à la citoyenneté,
d’un regard objectif sur le monde, d’une décision individuelle de
transformation, spirituelle et profonde, menée à terme par un apprentissage,
semble la seule solution pour éviter le retour de bâton du même. Il ne s’agit
pas ici de faire de l’angélisme ; c’est presque une utopie d’affirmer que
chaque individu peut opérer ce changement en lui-même. Il faut avoir le courage
de faire face à cette désillusion. Cependant, cette prétendue utopie s’est
matérialisée au XXe siècle, et elle peut être la clef de la réussite
du XXIe.
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Gandhi. "Vivre simplement pour que tout simplement tout le monde puisse vivre." (Photo M. Burke) |
Plusieurs grands combats du XXe
siècle ont en effet été gagnés par ce changement de point de vue : la
ségrégation des Noirs aux États-Unis, l’indépendance indienne obtenue par
Gandhi. Nous connaissons bien ces révolutions douces, non-violentes, animées par
des sittings et des marches
pacifiques. Nous avons en tête les images de ces femmes et de ces hommes ne
résistant pas par la violence, et surtout n’y ripostant pas ;
protestations qui élèvent le débat précisément là où il a une chance d’être
gagné : à hauteur spirituelle.
Dans ces révolutions, la seule
violence provient de ceux qui répriment les manifestations ; violence
rendue d’autant plus inacceptable qu’elle n’a pas de réponse de l’autre côté.
Il n’y a donc pas la possibilité de confondre les hommes s’affrontant, puisque
les uns sont violents alors que les autres ne le sont pas. Injustice d’autant
plus criante, et de ce fait beaucoup plus percutante qu’une banale émeute.
C’est ici que la révolution se
détache de la violence. Elle ne naît plus d’un ennui, ou d’une colère aussi
promptement exprimée qu’arrêtée. Elle devient non pas un appel à la
destruction, mais un appel à la transformation ; cette dernière étant
rendue inévitable par le fait d’une évolution qui devient obligatoire. Un total bouleversement de valeurs : il ne faut
pas nécessairement passer par une destruction totale (c’est-à-dire, une table
rase du passé), il est possible de trouver une deuxième voie qui fonctionne.
Le lien entre la mort et la
révolution est évident : pour construire, il faut détruire. Dans la
transformation (ce qui devrait être le but fondamental d’une révolution), nous
retrouvons cette idée de mort : si je veux me transformer, je dois
accepter de laisser le « vieux moi », qui ne correspond plus à la
situation présente, mourir, disparaître, afin de laisser la place au nouvel
homme que j’ai décidé d’être.
De fait, une révolution menée
avec cette transformation initiale (ici, la volonté de ne pas être violent) a
bien plus de chances d’aboutir à une réussite, à une véritable transformation,
qu’une révolution banale, où le discours légitime du révolutionnaire court le
risque d’être noyé dans le conflit et le sang. Notre époque l’a compris, avec
ces rassemblements pacifiques des Indignés, que nous avons vu ces derniers
temps dans tous les pays malmenés. On opposera que ce système ne marche pas
toujours, et aboutit souvent à un durcissement exaspéré de l’action, qui
devient violente faute de succès – un exemple tout récent est celui de la
Grèce, qui court le risque de s’enflammer définitivement sous l’effet de la
misère. Mais nous savons que c’est justement cette violence qu’il faut éviter,
car elle maquille la légitimité.
C’est pourquoi nous parlerons
ici de sagesse, de transformation au niveau individuel pour que le collectif
puisse fonctionner. Un changement de regard. Pour opérer enfin une véritable
révolution, il faut – et c’est un devoir urgent – se placer d’abord au niveau
individuel, chercher la clef d’une unité en son propre espace et en son propre
temps, peu importe la situation à laquelle on soit confronté. Au lieu de
montrer les poings – car ce serait tout ce qu’il nous reste – sortons nos
esprits, réfléchissons et transformons. Cette décision spirituelle menée en
profondeur ne peut s’accomplir sans l’éducation, offrant la possibilité de
sortir d’un esclavage spirituel pour recouvrer une véritable liberté. Non
forcément une éducation scolaire, mais bien plutôt par expérience directe de la
société qui nous entoure, avec l’individu comme socle.
IV. Le vrai « monstre révolutionnaire » : une vie
riche de sens
Retrouver la véritable idée de
révolution, sous les vastes champs de commentaires qui se sont accumulés sur
elle, est un des buts de cette transformation spirituelle. « J’assiste à
l’éclosion de ma pensée, je la regarde, je l’écoute : je lance un coup
d’archet, la symphonie fait son remuement dans les profondeurs, ou vient d’un
bond sur la scène… »[3]
Rimbaud décrit ici le processus transformateur, qui suit la mise à l’écart de
son individu par rapport à la société, à l’ordre établi, à ce qui est prévu, et
qui aboutit à l’éclosion d’une pensée libre.
C’est la construction du « monstre révolutionnaire » qui, de toute
façon, choquera la société puisqu’il est nouveau. Un dérèglement par rapport
aux façons de penser habituelles, qui se rapproche d’une révélation quasi
prophétique.
Dans les légendes et dans la
mythologie, l’ascension spirituelle est souvent marquée par un abandon de soi –
non de son individualité, mais de l’ancien « moi » - qui transforme
durablement le protagoniste. Pendant l’épreuve – qui est celle de la vie, tout
simplement – il y a changement de statut et accès à une richesse. Le héros
trouve sa voie, son sens.
L’exemple d’Etty Hillesum[4]
fournit des indications sur cette marche spirituelle pacifique vers l’autre et
vers la révolution intérieure. Déportée à Westerbork, camp de transit vers les
camps de la mort, elle opère une transformation spirituelle éblouissante.
D’égoïste déprimée à la vie confortable, peu à peu elle en vient, dans les
pires conditions de vie et dans le spectacle de la violence la plus extrême, à
trouver la vie « pleine, belle et riche de sens », à exister pour la
première fois dans le don total à l’autre et à l’existence. La souffrance ne
lui fait plus peur ; elle l’accepte comme faisant partie de la vie et
tente d’en combattre les représentations,
qui semblent apparenter l’homme à l’animal – et qui conduisent aux pires
exactions.
Grâce à son Journal, nous pouvons suivre la
révolution spirituelle qui a mené Etty à passer de l’esclavage à la liberté
absolue, alors même que cette liberté lui était refusée corporellement.
Lorsqu’elle vit à Amsterdam, c’est une jeune femme qui se veut révolutionnaire,
libre de mœurs et d’esprit. Elle possède ce désir du savoir, du connaître, qui
la fait se sentir misérable bien souvent. Dès lors qu’elle entreprend son
récit, pour justement lire mieux en elle-même, commence une conversion de son
âme. Au lieu d’aller vers elle-même, elle
se tourne vers l’Autre, et plus particulièrement comprend que sa soif est
en réalité celle du Tout-Autre, celle de ceux qui l’entourent – étrangers
intimes – et de Dieu. Au lieu de monter sur les ruines de sa civilisation et de
crier à sa destruction dans les flammes, elle apprend à s’agenouiller toujours
plus bas à son chevet, à l’assister des soins de son humanité, à construire et
guérir enfin.
C’est alors que naît en elle
une joie qui grandit de jour en jour et lui donne la force de voir les
événements à travers une transfiguration de ceux-ci. Autrement dit, voir plus
loin : le « monstre révolutionnaire » se construit ici ; ce
n’est pas un système collectif anéantissant, détruisant, mais une décision
spirituelle qui se construit patiemment, degré par degré. L’affirmation du moi
passe par la reconnaissance de l’autre. Car la vraie révolution, la vraie
force, est ici : refuser la violence, ne pas accepter l’inacceptable au
prix d’un bonheur futur improbable, mais faire et discerner, dans l’instant
présent, avec toute la force de sa volonté ; risquer enfin de voir ce qui
est beau en l’homme plutôt que ses inévitables misères.
C’est là la véritable,
l’actuelle révolution qu’il faudrait que nous menions, tous, à un niveau
individuel. Certes, on peut dire que la majorité des personnes n’est pas prête
à effectuer cette transformation. C’est manquer de foi en l’homme, qui est
peut-être capable du pire, mais aussi du meilleur. Une révolution pacifique
aboutit toujours, car elle est en avance sur l’oppresseur, elle répond d’avance
à la violence qui se décrédibilise d’elle-même. Le « monstre
révolutionnaire » est à construire avec un changement de conscience, qui
réponde à la volonté d’évolution humaine en ce qu’elle a de plus précieux, et
qui fournisse les idées nécessaires à la construction d’une société meilleure,
en risquant aussi d’être critiqué, battu, violenté. C’est là le point commun
des révolutions « réussies », qu’elles soient révolutions d’idées ou
artistiques – pensons aux révolutions de la Pléiade, du XVIIe
siècle, des Lumières, des Romantiques, des peintres abstraits – ou encore
politiques : leurs idées suscitèrent de l’incompréhension, du mépris, de
la haine et de la violence, mais elles sont communément partagées aujourd’hui.
Risquons donc cette
révolution, ce changement de conscience individuel, qui sort de son égoïsme et
s’ouvre à l’universel – car l’humanité tout entière est appelée à cette
transformation du regard. Nos vies en seront, à coup sûr, tirées de la
tristesse d’un monde sans issue, tirées de la violence, pour s’accomplir dans
la plénitude d’une vie belle et riche de sens, car transformée par l’élévation
spirituelle et par la conscience de la justice de ce combat révolutionnaire.
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