La Nuit Etoilée fu
t une revue illustrée rédigée par des artistes, des écrivains et des chercheurs internationaux.
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Ce blog réunit quelques articles des 7 numéros parus de 2010 à 2012.

mardi 14 février 2012

De Jules Ferry à Luc Ferry...

Robert Doisneau, 1945 (©Maison de l'Alsace, Strasbourg)
par Achille de Saint-Roy

La liberté provoque une gêne en ce qu’elle génère et véhicule le désordre social tout en  imposant aux dirigeants le pénible devoir d’éduquer les masses. L’éducation est manifestement la pire stratégie de contrôle des sociétés, un investissement risqué et onéreux, alors qu’il existe tant de stratégies plus effectives et largement moins coûteuses.

Une réflexion du précédent numéro à propos de l’illusion de démocratie entretenue dans le monde occidental, principalement par la comparaison avec les sociétés qui répriment les libertés individuelles, nous mène dans la continuité que lui offre le thème de ce dossier-ci. Il semble en effet que notre beau régime, ou du moins ses gouvernements successifs, s’attachent quelque peu à faire coexister un discours affiché de progrès social et une réalité qui, si elle n’est pas nécessairement la manifestation d’une volonté de nuire, présente cependant les stigmates inquiétants de la sclérose.
Ayant convenu qu’afin de mieux contrôler le peuple, une société affichant une image de régime éclairé peut exercer des formes de censure discrète – notamment celle que l’on s’impose sous l’influence de la pression de groupe – ou simplement entraver la diffusion des idées qui desservent le maintien du pouvoir en place ; le moyen le plus simple étant encore de noyer ces informations critiques dans un océan de futilités complaisantes. La question qui découle est : pourquoi affecte-t-on aux médias la tâche, non seulement de détourner l’attention sur des sujets triviaux mais encore de niveler les consciences par le bas ? Encore une fois, on aura admis préalablement que les libertés dont nous pensons jouir servent avant tout à maintenir un ordre social prédéterminé. Ceci dit, il va de soi que soutenir tel propos sans risquer de désagrément quelconque prouve une certaine latitude dans le cadre de la liberté d’expression. Plus encore, le lecteur avisé aura compris que l’on s’attache davantage à exprimer un sentiment d’incohérence structurelle qu’à montrer du doigt.
Il faut se rendre à l’évidence que la tâche prioritaire d’un gouvernement consiste en l’organisation et les moyens du maintien de « l’Ordre ». Peu importe que cet impératif se conçoive comme une fin en soi dans les dérives autoritaires, il n’en reste pas moins que la fonction de l’appareil politique est d’assurer une relative stabilité – relative car vouée au changement. Personne ne niera que l’entreprise est d’autant plus ardue et malaisée qu’elle s’accompagne de nécessaires contraintes quant aux moyens employés. C’est bien là le problème posé par la liberté dans sa manifestation individuelle. Les composantes de l’État possèdent un certain degré de liberté qui détermine leur place dans la hiérarchie. Plus le degré de liberté est élevé à la base, plus la stabilité globale du corps étatique paraît menacée, en tant qu’objet du contrôle que se doivent d’exercer les gouvernements. Un aspect primordial de la stabilité réside dans la santé économique de l’État, laquelle notion s’appuie sur des paramètres de performance et de qualité effective, notamment sur la fonction de travail. La quantification de cette donnée permet de calculer la force économique mise en œuvre. Or la fonction travail s’inscrit dans le temps de la vie humaine, à sa mesure, selon des critères d’âge, intégrité physique et morale, rôle social, ou développement de compétences. Ce temps consacré à la réalisation économique découpe le champ des activités humaines autour de leur fonction, selon qu’elle a trait ou non au travail. L’absence de fonction travail implique une inactivité économique. Les temps de cette cessation sont consacrés exclusivement à l’activité inverse du travail, qui est toujours une forme de l’état de repos. Les contraintes appliquées à ce repos modèlent à leur tour différentes manifestations ; en conséquence, moins un état de repos connaît de contraintes, plus grand est son degré de liberté. L’ensemble des activités humaines où l’individu exerce son plus fort degré de liberté s’appelle communément « temps libre » ou « loisir ». La nature de ces états de repos exceptionnels où les contraintes sont amoindries dépend à son tour d’un champ de possibilités ouvertes où les besoins déterminent les choix. Le loisir serait ainsi défini comme le lieu ultime permettant à l’individualité de s’exprimer. De fait, l’individualité démontrée dans toute autre activité se voit en comparaison réduite sous le joug des contraintes et proportionnellement diminuée.
Une performance économique idéale suppose la réduction du repos à sa portion congrue ou au mieux son assujettissement au travail. Inversement, l’accroissement du loisir doit être une nuisance à l’économie. Quand une société tolère une notion aussi dangereuse à la stabilité, il existe une quelque autre fonction remplie par cet état de fait. Les Anciens, qui n’auraient sans doute pas conçu une existence privée de loisirs, même pour leurs esclaves, employaient les mots otium et skholè pour parler de ce concept. Pour les Romains, l’otium délimite la sphère de la vie privée en dehors des affaires, alors qu’il s’agit du temps de la méditation minutieuse chez les Grecs. Dans les deux langues, le mot rappelle le repli sur soi de l’oisif et la réflexion contemplative. Il a vocation à trouver son utilité dans la sphère sociale, peut-être même en apporte-t-il une également à la vie politique. Sur le plan économique cependant, le loisir perd sa qualité de fonction au profit du travail, lui devenant simultanément subordonné. Le Robert indique un emploi spécialisé avec une définition trois fois négative : « temps de la vie qui n’est affecté ni au travail, ni au repos, ni au sommeil », autrement dit les loisirs au pluriel. Ces loisirs-là semblent omniprésents dans nos préoccupations quotidiennes, quand nous nous accordons une pause, une récréation, que l’on s’occupe à se distraire, à sortir, en vacances, comme touriste, oisif. La part de réflexion née du vide notionnel créé par le concept de loisir, en tant qu’espace de liberté, et donc l’introspection naturelle qui devrait se manifester ne présente strictement aucun intérêt pour la performance économique, du moins pas immédiatement. Et plus encore elle constitue un danger potentiel, car pour maintenir la stabilité économique, tout ce qui ne sert pas la performance lui nuit.
La liberté provoque une gêne en ce qu’elle génère et véhicule le désordre social tout en  imposant aux dirigeants le pénible devoir d’éduquer les masses. L’éducation est manifestement la pire stratégie de contrôle des sociétés, un investissement risqué et onéreux, alors qu’il existe tant de stratégies plus effectives et largement moins coûteuses. On citait le Retour au meilleur des mondes dans le numéro précédent. Huxley explique en détail pourquoi il importe de ne pas laisser les esprits au repos – surtout pour les grands ensembles démographiques – puis il conclut que seule la véritable éducation permet d’exercer un contrôle proprement humain sur l’homme. Il nous paraît regrettable que les gouvernants continuent à ignorer ses analyses sans chercher à corriger leur logique. Ce qui fut longtemps – tout juste le temps d’un siècle – le plus brillant outil de propagande nationale en faveur des valeurs républicaines, conçu pour fondre les citoyens dans un grand moule qui reflèterait la société, l’appareil étatique et leurs rapports hiérarchiques, encombré progressivement par l’inévitable rouille qui corrode les administrations, contesté dans sa conception par une génération qui voulut le réformer sans arriver à le refondre, prend finalement des airs de pachyderme antédiluvien, bon pour la casse. S’apercevant que l’outil consacré à élaborer les loisirs de chacun présente un indice de performance particulièrement bas, on lui reproche ses dépenses. On choisit alors d’orienter l’éducation vers une fonction « professionnalisante ». On commence avec une réforme des universités, portant ainsi un coup à l’existence même de la recherche libre, trop dispendieuse ; il est ensuite aisé d’abaisser les principes éducatifs concernés par l’orientation professionnelle à l’âge du collège pour permettre l’insertion de milliers de jeunes qui, pris en charge par des entreprises, sont menés en douceur hors de la filière générale.
L’éducation nationale, en tant qu’administration politique, ne sort pas du cadre scolaire. Les loisirs « extra-scolaires » sont alors tout ce qui reste de la vie éducative d’un pays, en terme d’accès à la connaissance. Et rien n’est fait non plus sur le plan culturel pour encourager la quête de réflexion personnelle. Toujours une même excuse : manque de moyens financiers, voyez avec le privé. Ainsi toute une société apprend à reporter son attention sur les loisirs vers lesquels l’économie s’oriente. Malheureusement, qu’il s’agisse d’une tendance innée ou acquise, l’homme ne cherche pas de lui-même à fréquenter les musées plutôt que les stades, ni les bibliothèques plutôt que les boîtes de nuit – ou au moins les premiers simplement autant que les seconds. Force est de constater, en tout cas, que ce comportement se voit entretenu par un conditionnement de type renforcement positif. Aux reproches d’endosser le rôle d’agent de cette corruption intellectuelle, les médias privés réfutent leur responsabilité, en invoquant les lois de l’offre et de la demande et rejettent la faute sur le consommateur. Cette imparable argutie a l’heur supplémentaire de confirmer la théorie de la hiérarchie intellectuelle des classes sociales. Les seuls loisirs culturels à rester vraiment libres ne sont quasiment plus gérés que par les associations, lesquelles incombent plus souvent à la responsabilité des particuliers et des amateurs que des professionnels ou des pouvoirs publics.
Il est difficile d’imaginer un lien nécessaire qui établirait une relation entre les dégradations infligées au système éducatif, laissé de la sorte presque parfaitement défaillant, et la décadence intellectuelle globale de la société. Si l’on ne peut apporter la preuve d’une volonté politique de subjuguer toute possibilité de loisir méditatif et d’imposer un carcan de contrôle aux classes sociales, il convient non plus de se concentrer sur les causes des symptômes mais d’expérimenter les moyens de les faire disparaître.
Nous nous permettons dès lors d’asséner quelques lieux communs dont l’énonciation nous paraît capitale et salutaire : les politiques éducatives et culturelles doivent urgemment regagner leur statut prioritaire et fondamental ; leur dévalorisation subséquente à l’artificielle obsession des impératifs économiques masque l’importance des dimensions sociales et politiques où réside la fonction du repos ; l’éducation ne sert pas qu’à l’apparat, pas plus qu’elle ne serait l’apanage des élites en vue d’assurer leur formation. Mais ce choix ne présente que bien peu d’avantages sur les autres moyens de contrôle, comme nous l’avons dit plus haut. Comment donc s’assurer de le motiver, surtout quand on nous agite sous le nez des spectres aussi inquiétants que la « crise économique », la « barbarie », le « terrorisme », etc. ? D’ailleurs, on pourrait tout aussi bien écarter le chemin d’action le plus lent et le moins assuré au profit d’un résultat immédiat et mesurable, qui ne sentirait pas l’utopie, l’idéalisme écervelé ou « l’angélisme ».
Il faut commencer par croire en deux principes : le premier se résumerait comme le devoir moral de tout homme à traiter son prochain avec humanité et non utilitarisme ; le second édicte la nécessité, dans cette humanité, d’une « révolution permanente ». Rappelons qu’à l’inverse des phénomènes révolutionnaires de l’histoire qui se distinguent par leur caractère ponctuel et brutal, une révolution en termes physiques se présente comme un processus continu et pérenne. Revenant au thème initial, il nous apparaît que la démocratie absolue ne peut s’atteindre que par l’effort suprême d’éduquer les citoyens et s’assurer qu’ils exercent toujours le plus grand sens critique possible, que la faculté de décision et de jugement la plus efficace appartient à la majorité. Car, ultimement, seule une véritable éducation a le pouvoir de corriger sainement les imperfections de ce régime, qui conviendrait mieux à des dieux qu’à des animaux politiques, sociaux et polémiques. Le projet peut sembler ambitieux, il n’en reste pas moins qu’une société saine doit se choisir le meilleur point de fuite possible.
On ne doit bien sûr pas se voiler la face en ignorant les impératifs économiques, mais de là à les ériger en principes axiologiques, il y a une marge que l’esprit humain, de nature souple et volatile, n’a aucune difficulté à franchir, si bien qu’il s’installe toujours plus avant dans cette ligne de conduite. L’éducation ainsi abordée acquiert une fonction politique majeure, qui ne saurait non plus occulter la finalité ultime du temps de loisir dont nous croyons qu’elle est la meilleure forme : la « ré-création », tant il est vrai que cultiver son jardin ne se pratique certes pas ni ne se conçoit comme l’occupation d’exploitant agricole. À tous niveaux, le loisir suprême aide à construire et l’individu et la société. Nous nous permettrons enfin de citer et traduire une réflexion de Noam Chomsky à propos de l’enseignement universitaire : « La recherche honnête est intrinsèquement “subversive”, dans toute discipline. […] Il se peut qu’un mouvement en faveur de la résistance et du changement social contribue à faire évoluer une tradition d’enseignement plus humaine et plus objective, qui se libérerait de son engagement dans le management social en faveur d’élites privilégiées, qui explorerait et essaierait d’articuler les besoins de ceux dont les voix sont réduites au silence par les contrôles idéologiques, par la faiblesse et l’ignorance, par la désagrégation sociale, ou simplement par la répression brutale » (extrait de l’article “The Menace of Liberal Scholarship”, paru dans The New York Review of Books, à la date du 2 janvier 1969).

Littérature connexe :
Noam Chomsky, Réflexions sur l'université, Liber-Raisons d'agir, 2010.
Michel Onfray, La communauté philosophique. Manifeste pour l'université populaire, Galilée, 2004.
Le pari des sciences de l’éducation, coordonné par R. Hofstetter & B. Schneuwly (Éds.), coll. Raisons éducatives, De Boeck Université, 2001.

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