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Robert Doisneau, 1945 (©Maison de l'Alsace, Strasbourg) |
par Achille de Saint-Roy
La liberté provoque une gêne en ce qu’elle génère et véhicule le désordre social tout en imposant aux dirigeants le pénible devoir d’éduquer les masses. L’éducation est manifestement la pire stratégie de contrôle des sociétés, un investissement risqué et onéreux, alors qu’il existe tant de stratégies plus effectives et largement moins coûteuses.
Une réflexion du précédent numéro à propos de l’illusion de démocratie entretenue dans le monde occidental, principalement par la comparaison avec les sociétés qui répriment les libertés individuelles, nous mène dans la continuité que lui offre le thème de ce dossier-ci. Il semble en effet que notre beau régime, ou du moins ses gouvernements successifs, s’attachent quelque peu à faire coexister un discours affiché de progrès social et une réalité qui, si elle n’est pas nécessairement la manifestation d’une volonté de nuire, présente cependant les stigmates inquiétants de la sclérose.
Ayant convenu qu’afin
de mieux contrôler le peuple, une société affichant une image de régime éclairé
peut exercer des formes de censure discrète – notamment celle que l’on s’impose
sous l’influence de la pression de groupe – ou simplement entraver la diffusion
des idées qui desservent le maintien du pouvoir en place ; le moyen le
plus simple étant encore de noyer ces informations critiques dans un océan de
futilités complaisantes. La question qui découle est : pourquoi
affecte-t-on aux médias la tâche, non seulement de détourner l’attention sur
des sujets triviaux mais encore de niveler les consciences par le bas ? Encore
une fois, on aura admis préalablement que les libertés dont nous pensons jouir
servent avant tout à maintenir un ordre social prédéterminé. Ceci dit, il va de
soi que soutenir tel propos sans risquer de désagrément quelconque prouve une
certaine latitude dans le cadre de la liberté d’expression. Plus encore, le
lecteur avisé aura compris que l’on s’attache davantage à exprimer un sentiment
d’incohérence structurelle qu’à montrer du doigt.
Il faut se rendre à
l’évidence que la tâche prioritaire d’un gouvernement consiste en
l’organisation et les moyens du maintien de « l’Ordre ». Peu importe
que cet impératif se conçoive comme une fin en soi dans les dérives
autoritaires, il n’en reste pas moins que la fonction de l’appareil politique
est d’assurer une relative stabilité – relative car vouée au changement.
Personne ne niera que l’entreprise est d’autant plus ardue et malaisée qu’elle
s’accompagne de nécessaires contraintes quant aux moyens employés. C’est bien
là le problème posé par la liberté dans sa manifestation individuelle. Les
composantes de l’État possèdent un certain degré de liberté qui détermine leur
place dans la hiérarchie. Plus le degré de liberté est élevé à la base, plus la
stabilité globale du corps étatique paraît menacée, en tant qu’objet du
contrôle que se doivent d’exercer les gouvernements. Un aspect primordial de la
stabilité réside dans la santé économique de l’État, laquelle notion s’appuie
sur des paramètres de performance et de qualité effective, notamment sur la
fonction de travail. La quantification de cette donnée permet de calculer la
force économique mise en œuvre. Or la fonction travail s’inscrit dans le temps
de la vie humaine, à sa mesure, selon des critères d’âge, intégrité physique et
morale, rôle social, ou développement de compétences. Ce temps consacré à la
réalisation économique découpe le champ des activités humaines autour de leur
fonction, selon qu’elle a trait ou non au travail. L’absence de fonction
travail implique une inactivité économique. Les temps de cette cessation sont
consacrés exclusivement à l’activité inverse du travail, qui est toujours une
forme de l’état de repos. Les contraintes appliquées à ce repos modèlent à leur
tour différentes manifestations ; en conséquence, moins un état de repos
connaît de contraintes, plus grand est son degré de liberté. L’ensemble des
activités humaines où l’individu exerce son plus fort degré de liberté
s’appelle communément « temps libre » ou « loisir ». La
nature de ces états de repos exceptionnels où les contraintes sont amoindries
dépend à son tour d’un champ de possibilités ouvertes où les besoins
déterminent les choix. Le loisir serait ainsi défini comme le lieu ultime
permettant à l’individualité de s’exprimer. De fait, l’individualité démontrée
dans toute autre activité se voit en comparaison réduite sous le joug des
contraintes et proportionnellement diminuée.
Une performance
économique idéale suppose la réduction du repos à sa portion congrue ou au
mieux son assujettissement au travail. Inversement, l’accroissement du loisir
doit être une nuisance à l’économie. Quand une société tolère une notion aussi
dangereuse à la stabilité, il existe une quelque autre fonction remplie par cet
état de fait. Les Anciens, qui n’auraient sans doute pas conçu une existence
privée de loisirs, même pour leurs esclaves, employaient les mots otium et skholè pour parler de ce concept. Pour les Romains, l’otium délimite la sphère de la vie
privée en dehors des affaires, alors qu’il s’agit du temps de la méditation minutieuse
chez les Grecs. Dans les deux langues, le mot rappelle le repli sur soi de
l’oisif et la réflexion contemplative. Il a vocation à trouver son utilité dans
la sphère sociale, peut-être même en apporte-t-il une également à la vie
politique. Sur le plan économique cependant, le loisir perd sa qualité de
fonction au profit du travail, lui devenant simultanément subordonné. Le Robert indique un emploi spécialisé avec
une définition trois fois négative : « temps de la vie qui n’est
affecté ni au travail, ni au repos, ni au sommeil », autrement dit les
loisirs au pluriel. Ces loisirs-là semblent omniprésents dans nos préoccupations
quotidiennes, quand nous nous accordons une pause, une récréation, que l’on
s’occupe à se distraire, à sortir, en vacances, comme touriste, oisif. La part
de réflexion née du vide notionnel créé par le concept de loisir, en tant
qu’espace de liberté, et donc l’introspection naturelle qui devrait se
manifester ne présente strictement aucun intérêt pour la performance
économique, du moins pas immédiatement. Et plus encore elle constitue un danger
potentiel, car pour maintenir la stabilité économique, tout ce qui ne sert pas
la performance lui nuit.
La liberté provoque
une gêne en ce qu’elle génère et véhicule le désordre social tout en imposant aux dirigeants le pénible
devoir d’éduquer les masses. L’éducation est manifestement la pire stratégie de
contrôle des sociétés, un investissement risqué et onéreux, alors qu’il existe
tant de stratégies plus effectives et largement moins coûteuses. On citait le Retour au meilleur des mondes dans le
numéro précédent. Huxley explique en détail pourquoi il importe de ne pas
laisser les esprits au repos – surtout pour les grands ensembles démographiques
– puis il conclut que seule la véritable éducation permet d’exercer un contrôle
proprement humain sur l’homme. Il nous paraît regrettable que les gouvernants
continuent à ignorer ses analyses sans chercher à corriger leur logique. Ce qui
fut longtemps – tout juste le temps d’un siècle – le plus brillant outil de propagande
nationale en faveur des valeurs républicaines, conçu pour fondre les citoyens
dans un grand moule qui reflèterait la société, l’appareil étatique et leurs
rapports hiérarchiques, encombré progressivement par l’inévitable rouille qui
corrode les administrations, contesté dans sa conception par une génération qui
voulut le réformer sans arriver à le refondre, prend finalement des airs de
pachyderme antédiluvien, bon pour la casse. S’apercevant que l’outil consacré à
élaborer les loisirs de chacun présente un indice de performance
particulièrement bas, on lui reproche ses dépenses. On choisit alors d’orienter
l’éducation vers une fonction « professionnalisante ». On commence
avec une réforme des universités, portant ainsi un coup à l’existence même de
la recherche libre, trop dispendieuse ; il est ensuite aisé d’abaisser les
principes éducatifs concernés par l’orientation professionnelle à l’âge du
collège pour permettre l’insertion de milliers de jeunes qui, pris en charge
par des entreprises, sont menés en douceur hors de la filière générale.
L’éducation
nationale, en tant qu’administration politique, ne sort pas du cadre scolaire.
Les loisirs « extra-scolaires » sont alors tout ce qui reste de la
vie éducative d’un pays, en terme d’accès à la connaissance. Et rien n’est fait
non plus sur le plan culturel pour encourager la quête de réflexion
personnelle. Toujours une même excuse : manque de moyens financiers, voyez
avec le privé. Ainsi toute une société apprend à reporter son attention sur les
loisirs vers lesquels l’économie s’oriente. Malheureusement, qu’il s’agisse
d’une tendance innée ou acquise, l’homme ne cherche pas de lui-même à
fréquenter les musées plutôt que les stades, ni les bibliothèques plutôt que
les boîtes de nuit – ou au moins les premiers simplement autant que les seconds.
Force est de constater, en tout cas, que ce comportement se voit entretenu par
un conditionnement de type renforcement positif. Aux reproches d’endosser le
rôle d’agent de cette corruption intellectuelle, les médias privés réfutent
leur responsabilité, en invoquant les lois de l’offre et de la demande et
rejettent la faute sur le consommateur. Cette imparable argutie a l’heur
supplémentaire de confirmer la théorie de la hiérarchie intellectuelle des
classes sociales. Les seuls loisirs culturels à rester vraiment libres ne sont
quasiment plus gérés que par les associations, lesquelles incombent plus
souvent à la responsabilité des particuliers et des amateurs que des
professionnels ou des pouvoirs publics.
Il est difficile d’imaginer un lien nécessaire qui établirait une relation entre les dégradations infligées au système éducatif, laissé de la sorte presque parfaitement défaillant, et la décadence intellectuelle globale de la société. Si l’on ne peut apporter la preuve d’une volonté politique de subjuguer toute possibilité de loisir méditatif et d’imposer un carcan de contrôle aux classes sociales, il convient non plus de se concentrer sur les causes des symptômes mais d’expérimenter les moyens de les faire disparaître.
Il est difficile d’imaginer un lien nécessaire qui établirait une relation entre les dégradations infligées au système éducatif, laissé de la sorte presque parfaitement défaillant, et la décadence intellectuelle globale de la société. Si l’on ne peut apporter la preuve d’une volonté politique de subjuguer toute possibilité de loisir méditatif et d’imposer un carcan de contrôle aux classes sociales, il convient non plus de se concentrer sur les causes des symptômes mais d’expérimenter les moyens de les faire disparaître.
Nous nous permettons
dès lors d’asséner quelques lieux communs dont l’énonciation nous paraît
capitale et salutaire : les politiques éducatives et culturelles doivent
urgemment regagner leur statut prioritaire et fondamental ; leur
dévalorisation subséquente à l’artificielle obsession des impératifs
économiques masque l’importance des dimensions sociales et politiques où réside
la fonction du repos ; l’éducation ne sert pas qu’à l’apparat, pas plus
qu’elle ne serait l’apanage des élites en vue d’assurer leur formation. Mais ce
choix ne présente que bien peu d’avantages sur les autres moyens de contrôle,
comme nous l’avons dit plus haut. Comment donc s’assurer de le motiver, surtout
quand on nous agite sous le nez des spectres aussi inquiétants que la
« crise économique », la « barbarie », le « terrorisme »,
etc. ? D’ailleurs, on pourrait tout aussi bien écarter le chemin d’action
le plus lent et le moins assuré au profit d’un résultat immédiat et mesurable,
qui ne sentirait pas l’utopie, l’idéalisme écervelé ou
« l’angélisme ».
Il faut commencer par
croire en deux principes : le premier se résumerait comme le devoir moral
de tout homme à traiter son prochain avec humanité et non utilitarisme ;
le second édicte la nécessité, dans cette humanité, d’une « révolution
permanente ». Rappelons qu’à l’inverse des phénomènes révolutionnaires de
l’histoire qui se distinguent par leur caractère ponctuel et brutal, une révolution
en termes physiques se présente comme un processus continu et pérenne. Revenant
au thème initial, il nous apparaît que la démocratie absolue ne peut s’atteindre
que par l’effort suprême d’éduquer les citoyens et s’assurer qu’ils exercent
toujours le plus grand sens critique possible, que la faculté de décision et de
jugement la plus efficace appartient à la majorité. Car, ultimement, seule une
véritable éducation a le pouvoir de corriger sainement les imperfections de ce
régime, qui conviendrait mieux à des dieux qu’à des animaux politiques, sociaux
et polémiques. Le projet peut sembler ambitieux, il n’en reste pas moins qu’une
société saine doit se choisir le meilleur point de fuite possible.
On ne doit bien sûr
pas se voiler la face en ignorant les impératifs économiques, mais de là à les
ériger en principes axiologiques, il y a une marge que l’esprit humain, de
nature souple et volatile, n’a aucune difficulté à franchir, si bien qu’il
s’installe toujours plus avant dans cette ligne de conduite. L’éducation ainsi
abordée acquiert une fonction politique majeure, qui ne saurait non plus
occulter la finalité ultime du temps de loisir dont nous croyons qu’elle est la
meilleure forme : la « ré-création », tant il est vrai que
cultiver son jardin ne se pratique certes pas ni ne se conçoit comme
l’occupation d’exploitant agricole. À tous niveaux, le loisir suprême aide à
construire et l’individu et la société. Nous nous permettrons enfin de citer et
traduire une réflexion de Noam Chomsky à propos de l’enseignement
universitaire : « La recherche honnête est intrinsèquement
“subversive”, dans toute discipline. […] Il se peut qu’un mouvement en faveur
de la résistance et du changement social contribue à faire évoluer une
tradition d’enseignement plus humaine et plus objective, qui se libérerait de
son engagement dans le management
social en faveur d’élites privilégiées, qui explorerait et essaierait
d’articuler les besoins de ceux dont les voix sont réduites au silence par les
contrôles idéologiques, par la faiblesse et l’ignorance, par la désagrégation
sociale, ou simplement par la répression brutale » (extrait de l’article “The
Menace of Liberal Scholarship”, paru dans The
New York Review of Books, à la date du 2 janvier 1969).
Littérature
connexe :
Noam
Chomsky, Réflexions sur l'université, Liber-Raisons d'agir, 2010.
Michel Onfray, La communauté philosophique.
Manifeste pour l'université populaire, Galilée, 2004.
Le
pari des sciences de l’éducation, coordonné
par R. Hofstetter & B. Schneuwly (Éds.), coll. Raisons éducatives, De Boeck
Université, 2001.
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