par Dorothée Sers-Hermann
L'homme s'est construit par la transmission. Jamais elle n'a été plus complète qu'aujourd'hui, et pourtant jamais l'homme n'a été aussi isolé dans son individualité. Dès lors se pose la question de la transmission, de son mode et de sa valeur.
Homo Sapiens appelle Au-Delà
Homo Sapiens appelle Au-Delà
Il est d’usage d’admettre que la population de primates qui furent nos ancêtres devinrent hommes, homo sapiens, dès lors qu’ils prirent conscience de leur propre mort ; non seulement au niveau conscient (partagé par la plupart des animaux), mais encore au niveau « matériel ». À ce moment-là – qui couvrit une période assez longue – l’homme nouveau enterra ses morts, commença à intervenir sur son habitat et à prévoir sa survie matérielle.
En même temps apparut également un souci de transmission. Le cycle du temps, inexorable, n’était pas compatible avec la mortalité de l’âme et du corps. Il fallut donc commencer à raconter les hauts faits des ancêtres, expliquer pourquoi telle plante était bonne à manger et telle autre néfaste ; construire un système cosmologique qui rende compte des observations minutieuses de chacun, pour que les descendants puissent avoir plus de chances de survivre. Puis il fallut transcender cette mort physique et spirituelle : fabriquer des sortes de mémos, inscrire sur la surface de la grotte l’histoire de la chasse contre les douze éléphants où notre ancêtre avait agi héroïquement.
De cette longue évolution, patiente, qui se déroule depuis des millénaires, nous voilà devenus ce que nous sommes. À peu près tout a été dit sur le sujet ; que, par exemple, l’homme fut obligé d’évoluer par sa fragilité même, par son incapacité à survivre en milieu sauvage. Cela l’a conduit à se regrouper, à faire une société, à communiquer, à construire enfin. Et toutes ces actions, nous devrions toujours l’avoir à l’esprit, ne sont en aucun cas « derrière nous ». Cet effort de transmission est au cœur même de notre définition en tant qu’hommes.
Une transmission qui peut être vue sous l’aspect que je viens d’évoquer : un très long terme, qui débute dans la nuit des temps et se terminera dans un moment à venir que nous ne connaîtrons sans doute pas dans ce corps. Sans le vouloir, nous sommes un agglomérat de ces transmissions – mises à jour par notre naissance même –, dont le poids se fait sentir par exemple à l’adolescence, lorsque nous les refusons en bloc par le surgissement de notre individualité qui veut violemment, elle aussi, transmettre, poser sa pierre nouvelle.
C’est qu’il faut prendre sa place, dans cette kyrielle d’âmes déjà mortes, dont on entrevoit vaguement – on ne peut jamais tout connaître – l’immensité de la réflexion, des apports, qu’ils soient artistiques, scientifiques ou tout simplement de vie quotidienne. Immédiatement, nous sommes dans un environnement transmis par d’autres ; un simple regard sur notre quotidien suffit à le comprendre. La transmission est un passage d’un individu à un autre.
Trop de transmissions ?
Aujourd’hui nous n’avons jamais été si performants dans le passage de l’information, dans sa transmission. Dans le même temps, nous n’avons jamais été si démunis devant celle-ci : non seulement on ne peut faire totalement confiance aux sources – que nous ne connaissons pas personnellement – mais encore le foisonnement de ces mêmes sources nous jette dans un maelström difficile à juger, et encore plus à trier. On vit une sorte de noyade dans une Babel renouvelée. Que se passe-t-il ?
Un panel extraordinaire de formes de communication s’offre à nous. Mails, blogs, sites, livres, revues, téléphone, affiches, messages instantanés, etc. : aujourd’hui je peux rester en communication permanente avec le « monde », du moins celui qui s’offre à moi. Transportant mes transmissions « à moi », je me sens plus fort – je dépasse ma fragilité millénaire ! De plus, alors même que le village ou le quartier autour de moi était auparavant mon interlocuteur privilégié et le premier à me transmettre, maintenant le monde entier l’est potentiellement… quel vertige ! Je sais virtuellement qu’environ 7 milliards de personnes, tout comme moi, marchent, réfléchissent, mangent et dorment. Seulement, je n’arrive pas à le concevoir véritablement, et pour cause : mon esprit est limité en ce sens (heureusement !).
Cette immensité effrayante de mon environnement m’induit en erreur ; du fait d’un possible tout à fait virtuel, tout ce que je vais faire, tout ce que je vais transmettre de moi est susceptible d’être étalé au grand jour. Et comme l’information est en perpétuelle évolution, susceptible de changer d’une minute à l’autre, il faut donc rester connecté pour pouvoir vivre réellement le présent… et vivre réellement la transmission.
Il ne serait donc plus nécessaire, forcément, d’investir son lieu de vie (dialogue interpersonnel et place matérielle, publique) afin de transmettre. C’est très paradoxal, car ce non-investissement cache en fait un surinvestissement dans le virtuel, lieu choisi de la « véritable » réalité… Ici on retrouve, à l’extrême, cette manière de vivre japonaise qui est revendiquée par un nombre important de jeunes gens1, cloîtrés chez eux : les hikikomoris. Ces derniers refusent tout contact avec le monde extérieur ; la communication réelle est ainsi refusée au profit de la bulle virtuelle, par essence déconnectée de la réalité, dans laquelle on évite une réalité qui ne correspond à rien de réaliste. En effet : le monde extérieur n’offrant aucune prise à ce qu’ils pourraient faire, un découragement bien compréhensible se met en place, et une vie parallèle devient plus agréable. On continue de transmettre, mais le visage peu à peu disparaît au profit de l’image. Virtuellement, j’aurai toujours la tentation d’apparaître autre, mieux – de faire disparaître la réalité au profit d’une réalité améliorée.
Le mouvement et la poésie
Si le besoin de transmission, humain, se fait sentir, c’est peut-être d’abord parce qu’il y a une urgence ressentie, un besoin de faire profiter autrui non seulement de ce que j’ai appris de mes ancêtres, mais encore de mes propres acquis. Dans ce passage, il y a un mouvement : celui de la flèche de la vie même – motu proprio – qui désire continuer, transcender le passage inexorable du temps.
Voici l’élève et le maître. Le maître enseigne à l’élève. L’élève accepte l’enseignement dans le but d’intégrer les transmissions millénaires de l’art du maître, et d’ajouter ce que lui-même deviendra, une fois sa formation terminée ; à son tour, il sera transmetteur.
La transmission, en tant que passage d’information, se fait toujours dans une communication interpersonnelle. Pour que cette interpersonnalité se mette en place, il y a besoin d’un « visage à visage », pour reprendre les termes de Lévinas. Et alors, le virtuel ? Il a été « inventé » pour dépasser l’énorme problème de la mort : l’homme a inventé l’écriture, les arts comme moyen de faire voir son visage en quelque sorte ; en bref une pensée fugitive imprimée dans une matière la plus pérenne possible, afin de pouvoir maintenir la transmission de personne à personne.
Et nous voyons bien qu’il y a dans ces transmissions matérielles un peu plus que la lettre même, un peu plus qu’une simple démonstration. Un indéfinissable se discerne, quelque chose d’humain, de fragile ; en réalité, quelque chose de tout à fait poétique, en ce sens spirituel, ineffable, de l’instant suspendu – dans cette poésie grecque parlant d’une joue « aussi douce que du lait caillé », je conçois parfaitement l’image de cette joue qui s’est pourtant desséchée voilà deux mille cinq cents ans. Le passage est ici souffle, et l’extraordinaire est de pouvoir garder ce souffle… qui procure l’émotion, exactement comme si quelqu’un m’avait confié à l’oreille un secret.
Par l’image poétique, la transmission se fait tout naturellement, avec une lenteur qui laisse une place toute spéciale à la rumination au sens nietzschéen : faculté d’extraire le suc du discours, de le digérer ; de cette sorte, par le passage entre les différents esprits, l’idée la plus importante surgit et culmine ; la transmission devient alors plus ou moins aisément abordable, du moins appréhensible puisque comprise par d’autres avant nous.
Lenteur, interpersonnalité, poésie : nous avons ici trois éléments à peu près indispensables à la transmission.
J’en viens à la problématique principale de la transmission. Pour moi, elle est en crise du fait de ces trois éléments : d’une part, la rapidité et le foisonnement de nos communications, qui ne laisse pas place à la maturation et au discernement ; ensuite, à cause du choix de la personne qui transmet, dont souvent nous recevons la transmission sans vérifier la validité de son « visage » ; enfin, l’élément poétique, le souffle, par essence fragile, se noie dans la multiplicité des sources, qui ne sont pas hiérarchisées. Il faudrait aussi mentionner l’oubli généralisé de notre mortalité – qui laisse place à une déprime molle et sans objet, amplifiée par la tristesse de ne pas être complètement soi – et comment l’être, lorsqu’on oublie de récolter et de transmettre à son tour ?
Tout cela, nous pouvons le dépasser. Je crois que l’exacerbation de l’espace intérieur – moi et mes connexions – doit se rééquilibrer avec l’espace extérieur. Ce dernier, c’est le hic et nunc – non conçu dans l’urgence cependant. C’est-à-dire la faculté de s’insérer matériellement dans son environnement, d’exister enfin, de prendre sa place de transmetteur : non seulement au niveau du discours, mais encore au niveau corporel : se voir entre personnes. Nos corps disparaissent au profit de nos esprits dans la transmission actuelle, ce qui produit un grand déséquilibre. Pour que l’on me transmette et que je transmette, je dois écouter, regarder – puis ensuite produire, dire, poser ma marque. Ce rééquilibrage entre corps et esprit, de plus en plus ardu, devient donc un acte de résistance…
Une résistance dont les stratégies restent encore à définir ; notre chance ici est que la réflexion peut s’ouvrir à un niveau mondial, s’enrichissant des transmissions de chacun.
1 Selon Wikipédia, il en existerait environ 200 000 à ce jour. Voir, à ce sujet, le très beau court-métrage de Bong Joon-ho, Shaking Tokyo, dans l’ensemble Tokyo ! (2008), qui relate la « sortie » d’un hikikomori tombant amoureux de la livreuse de pizzas…
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